- ɱ¹Ã©²Ô±ð³¾±ð²Ô³Ù²õ
Histoire(s) de la médecine: les trésors de la Fondation Martin Bodmer invitent à se plonger dans la pensée humaine
Depuis le 20 mai, et jusqu’au 30 septembre, des panneaux reprenant quelques-uns des plus beaux chefs-d’œuvre de la Fondation Martin Bodmer en histoire de la médecine sont visibles sur les murs du CMU. Quinze exemples de la pensée médicale mondiale – de l’Egypte pharaonique au Siam du XIXe siècle - illustrent différentes manières de se représenter la santé, la maladie, la mort, et leur place dans les sociétés humaines. Rencontre avec le professeur Jacques Berchtold, directeur de la Fondation Martin Bodmer et Yoann Givry, collaborateur scientifique, co-commissaires de cette exposition.
Numéro 53 - juin 2025

La Fondation Martin Bodmer avait organisé il y a déjà quelques années une grande exposition sur l'histoire de la médecine. Est-ce pour vous une thématique d'intérêt particulier?
Jaques Berchtold: Martin Bodmer voulait collectionner les documents retraçant le meilleur de la pensée dans tous les domaines et de tous les pays, ce qu’il appelait la «Weltliteratur» ou littérature mondiale. La médecine appartient à l'ensemble de ces domaines essentiels dont il voulait garder la trace. La grande exposition sur l’histoire de la médecine, en 2010, était due à une rencontre avec un médecin, Gérald d’Andiran, passionné et très efficace pour mobiliser les volontés. En a résulté une exposition extrêmement ambitieuse avec des emprunts majeurs des bibliothèques les plus prestigieuses du monde. Et l’un des plus grands succès publics de la Fondation Martin Bodmer! Les derniers exemplaires du magnifique catalogue d’exposition sont d’ailleurs détenus par la Faculté de médecine.
Il s’agit pour nous d’un cadeau de prestige, qui souligne aussi les liens profonds entre la Faculté de médecine — et plus largement l’Université de Genève — et la Fondation Martin Bodmer. Vous avez d’ailleurs été pendant plusieurs années professeur titulaire de notre Faculté.
JB: La Faculté de médecine, au travers de son Institut éthique histoire humanités (iEH2), porte une attention particulière à la recherche et à l’enseignement sur les aspects historiques et éthiques de la médecine. La Fondation Martin Bodmer y collabore avec bonheur, et mon titre de professeur titulaire de la Faculté de médecine permettait d'officialiser ce partenariat très réussi. Cela montre aussi l'importance pour les étudiantes et étudiants en médecine de comprendre comment leur futur métier s’inscrit dans l'histoire de l'humanité et de réfléchir à ses conséquences éthiques.
Qu’avez-vous voulu montrer au travers de l’exposition que vous proposez actuellement?
Yoann Givry: La Fondation étant fermée pour d’importants travaux, nous avons l’opportunité de sortir de nos murs pour proposer quelque chose d’un peu différent, dans un lieu où différents publics se croisent et se rencontrent. Pour des questions de préservation patrimoniale, nous présentons ici des reproductions en haute définition de documents inestimables issus de nos collections – à l’exception de l’un d’entre eux, la couverture illustrée de la première édition définitive de Frankenstein, que nous avons empruntée. Nous avons choisi quinze documents selon des critères intellectuels et esthétiques pour quinze coups de projecteur sur la diversité de la pensée médicale et l’histoire très peu linéaire du progrès scientifique.
JB: La médecine, comme toute discipline, avance par tâtonnements. Certains savoirs ont été oubliés, d’autres ont empruntés des chemins de traverse. L'histoire de la médecine court sur plusieurs millénaires et nous proposons aux visiteurs et aux visiteuses de traverser les siècles et les continents. Nous restituons ici une médecine qui s'intégrait dans la confluence de plusieurs savoirs, la philosophie, l'astrologie, la religion, l'alchimie parfois. Des savoirs mystiques ou mystérieux — peut-être très loin de notre vision très technologique de la médecine — qui nous ramènent à une approche où la santé et la maladie s’inscrivaient dans une compréhension générale de la nature.
YG: Nous espérons aussi provoquer une réflexion sur les évolutions modernes et le paradoxe très actuel de nos sociétés, qui balancent entre l'archi-développement technologique et un retour à l'obscurantisme. Comme Paracelse en son temps, nous nous trouvons dans une époque où deux conceptions du mondes se font face.
Vous inaugurez un espace d’exposition au CMU assez différent des lieux habituels. Contrainte ou opportunité?
YG: C'est un immense couloir, un lieu de passage, mais avec beaucoup de qualités, dont des murs infinis qui permettent de dérouler les tableaux dans une esthétique très épurée. Nous avons choisi un format unique de panneaux pour un format très court et peu bavard, tout préservant la richesse et la beauté des œuvres.
Le choix des panneaux fut difficile?
JB: Les histoires de la médecine sont multiples, diverses. Nous voulions donner une idée de cette diversité et de cette variété. Le choix des documents a aussi été dicté par des critères esthétiques privilégiant les illustrations. Il y a une exception, un traité attribué au grand médecin grec Hippocrate mais datant en réalité du IXe siècle. Il est écrit en Caroline, une graphie qui disparaîtra au cours du Moyen Âge avant de resurgir à l’invention de l’imprimerie. Elle nous est étonnamment familière parce que, au fond, notre écriture moderne en est l'héritière.
Et lequel préférez-vous?
JB: J’ai une affection particulière pour un document du XVe siècle, qui s’inspire des Phénomènes d’Aratos de Soles, datant du IIIe siècle avant Jésus Christ. La maladie s’inscrit à l'intérieur d'une roue, représentant les quatre humeurs et les douze signes du zodiaque pour constituer un système d’interprétation personnalisé de la maladie, en vertu non seulement de l'humeur qui prévaut différemment chez chacun, mais également de ses ascendances zodiacales. C'est un document extraordinaire aux illustrations particulièrement spectaculaires.

(Germanicus Julius Caesar)
Aratea
Naples, vers 1465 – 1469
Parchemin
Codex Bodmer 7
YG: Pour ma part, j'aime beaucoup les deux personnages utilisés sur la planche introductive, tirés d'une danse macabre, un thème commun au Moyen Âge. On les dirait tout droit sortis d’une bande dessinée moderne, mais ils représentent une attitude très médiévale, qui constamment mêle les sujets sérieux, la guerre, la peste, la mort, avec des manières bouffonnes, voire triviales, et donc forcément comiques.

Le médecin et la mort, tirée de la Danse macabre (Totentanz), IncB 268.
Plusieurs planches sortent de la sphère européenne pour aborder d’autres cultures
JB: L'exposition est particulièrement cosmopolite, avec notamment une illustration du XVIIIe de Sumatra - un leporello sur bois. Nous visitons aussi la Thaïlande, avec une planche anatomique décomposant tous les points de pression pour l’apprentissage des techniques de massage thérapeutique. Deux documents japonais sont eux-mêmes cosmopolites, puisque l’un représente la mort du Bouddha en Inde, et l’autre célèbre le fondateur de la médecine chinoise avant sa venue au Japon. Ce mélange des cultures souligne les échanges et les passerelles de la construction du savoir médical.
Vous terminez l’exposition sur Frankenstein, figure presque genevoise, certes, mais surtout l’un des premiers représentants d’une médecine où l’orgueil prend le pas sur l’éthique
JB: Ce sujet est au cœur de l'enseignement de iEH2: les périls de ne pas préparer les médecins de demain sur le plan éthique et moral, que nous montre Victor Frankenstein, un médecin déraisonnable qui se met en tête de donner l'étincelle de vie à une créature composée de morceaux de cadavres. Ce roman, écrit en 1816 à Cologny par la toute jeune Mary Shelley, met en scène un bouleversement philosophique où ce médecin d'une audace incontrôlée et très irréfléchi incarne une médecine qui ne mesure pas la conséquence de ses actes. Il représente, avec Faust, la figure du médecin démiurge dans le mythe d’une modernité scientiste.
Si vous remontiez la même exposition dans une centaine d’années, quelle planche rajouteriez-vous?
YG: Sans doute la célébration de l’humain éternellement jeune. Pour la première fois de l'histoire de l'humanité, nous nous dirigeons vers une décroissance démographique aux répercussions absolument colossales. Dans le même temps, la frange la plus riche de la population rêve d’une société transhumaine capable de s’affranchir des réalités biologiques. Un thème passionnant autant qu’effrayant.
JB: Pour faire une réponse à la Borges, nous proposerons peut-être l'exposition parfaite, mais il n’y aura plus personne pour venir la voir. Ou alors, les contingences environnementales ne nous permettront simplement plus d’imprimer nos panneaux.
Pour revenir au temps présent: quand aurons-nous le plaisir de redécouvrir la Fondation Martin Bodmer et ses inestimables trésors?
JB: Normalement, le 30 avril 2026. Nous nous réjouissons d'accueillir à nouveau le public dans un musée entièrement rénové, plus sobre énergétiquement, et plus accessible pour que tous les publics, y compris ceux en situation de handicap, puissent venir découvrir les merveilleuses traces que nos ancêtres nous ont laissées.

Pr Jacques Berchtold
Directeur,
Fondation Martin Bodmer

Yoann Givry
Collaborateur scientifique,
Fondation Martin Bodmer
En savoir plus
Du 20 mai au 30 septembre 2025
entrée libre de 7h-18h
Centre médical universitaire - CMU
Avenue de Champel 7, 1206 Genève
devant l'auditoire Renold (1er étage - bâtiment A-B)