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Gouvernance de l’éducation par les données et effets sur la formation des professionnel·les des services publics : entre mise en conformité et participation | Simon Collin (Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession, ±«²Ô¾±±¹±ð°ù²õ¾±³Ùé du Québec) | 22.05.2025

RETOUR SUR LA CONFERENCE DU 22 MAI 2025

Par Daniele Beltrametti, Equipe I-ACT

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L’intervention de Simon Collin porte sur l’ambivalence du concept de participation.

Ses travaux s’inscrivent principalement dans le champ de l’école obligatoire primaire et secondaire. Il s’intéresse à l’impact de la régulation des systèmes scolaires par les données, opérée par les gestionnaires, sur le travail des enseignant·es.

Le concept d’infrastructure qu’il mobilise ne se limite pas à ses aspects techniques, mais englobe également des dimensions sociales et politiques.

Retour historique

L’émergence d'une critique des services publics dans les années '70, portait sur une lourdeur bureaucratique et une centralisation excessive, ce qui a mené à deux conclusions : la nécessité de reformer les services publics et une certaine imperméabilité des services publics aux politiques publiques, avec un questionnement autour de la gestion du changement et le soutien de l'innovation. A partir des année 1990 surgit à l'échelle internationale, notamment anglo-saxonne, une nouvelle logique de la gestion publique : la logique néolibérale, tirée notamment des théories économiques. Ce référentiel se décline dans une grande hétérogénéité dans sa mise en œuvre d'un pays à l'autre, avec des niveaux de participation très différents. Cette nouvelle logique de gestion publique amène deux nouveaux modes de régulation, l'un basé sur le quasi-marché et l'autre par les résultats, ce qui donne une importance croissante des données quantitatives numériques, qui permettent de soutenir ces nouveaux modes de régulation. L'éducation n'échappe pas à ce mouvement. Là aussi les données prennent une place très importante dans de la gouvernance et la gestion des systèmes scolaires et la régulation des professionnels.

Balises conceptuelles

Sur le plan théorique, ces approches reposent sur des études critiques des données, un courant relativement récent. L'idée de fond est que la production et l'usage des données comportent des enjeux de pouvoir, par exemple au niveau de qui produit ces données, qui les interprète, etc.

Les techniques computationnelles actuelles, comme l'IA ou le big data, façonnent aussi divers phénomènes sociaux y compris dans le domaine éducatif, par exemple avec des logiciels d'apprentissage adaptatif, l'anticipation des risques de décrochage scolaire, etc. Les données aujourd'hui sont ainsi récoltées et analysées à des échelles très larges : régionales, nationales voire internationales. Elles prennent ainsi de plus en plus de place dans la gouvernance politique.

En ce qui concerne les infrastructures, Simon Collin propose une définition qui inclut non seulement les aspects techniques (tableaux, bases de données, etc.) mais aussi les aspects sociaux (pratiques et relations entre les acteurs, politiques et techniques) ainsi que les aspects politiques (mise en projet, volonté politique, financement, etc.). Une infrastructure n'apparaît pas de manière soudaine et immédiate, mais elle se compose de l'imbrication de divers éléments qui émergent progressivement. On peut parler pour cela d'infrastructuration. Cette infrastructure vient concrétiser la régulation des services publics de façon multiscalaire (à l'échelle d'un pays, d'une région, d'un établissement, d'un groupe ou d'un individu). L'espace de la salle de classe, jusque-là plutôt protégé et géré par l'enseignent, se trouve ainsi de plus en plus observé et façonné par les données et ces nouvelles manières de gouverner l'éducation.

La littérature évoque deux usages possibles des données : l'imputabilité et l'amélioration continue du système éducatif. Ces deux usages sont complémentaires mais aussi en tension.

Régulation par l'imputabilité

Des acteurs décisionnels déterminent des indicateurs et fixent des cibles. Des exécutifs sont responsables de les atteindre avec les moyens de leur choix. Les résultats sont ensuite évalués par les premiers acteurs et, les exécutifs rendent des comptes aux acteurs décisionnels (notamment en cas de sous-performance) avec des conséquences plus ou moins grandes. Les acteurs décisionnels mettent en œuvre des interventions correctives ou de progression continue. Au Québéc, les conséquences sont plutôt limitées en termes d'impact sur les écoles ou les professionnels.

Cette régulation a deux principales fonctions : évaluer la performance des enseignants sur la base des données institutionnelles (la collecte et le traitement de données quantitatives et la comparaison des résultats de performance), ce qui permet d'accompagner les enseignants, avec des données scientifiques qui permettent une auto-évaluation individuelle ou collective des enseignants. Les stratégies d'intervention sont principalement mises en place par les gestionnaires scolaires.

Les enjeux autour de ce mode de régulation sont multiples : la qualité des données (temporalité, impartialité, etc.) et leur validité (les données génériques comme le taux d'absentéisme, etc.). Ce qui correspond à des données tertiaires utilisées pour réguler des pratiques primaires, le face à face pédagogique), enjeux d'identification des causes des sous-performances (qui sont basées sur des hypothèses et qui ne sont pas fournies par les données en tant que telles, décalage entre les causes et les solutions), enjeux de l'auto-évaluation sous l'autorité du chiffre (considérer les données comme neutres et objectives). On accorde plus de valeur aux données qu'aux professionnels, ce qui correspond à une mise en incapacité des enseignant·es sur des pratiques pédagogiques. Des indicateurs découlant de logiques non-pédagogiques, comme la performance, les termes logico-gestionnaires, etc., ce qui conduit à une sorte de violence symbolique, à des enjeux de comparaison de la performance des enseignants, avec des tableaux de bord, une mesure de la performance qui met les enseignants en concurrence pour performer et les amène à mettre en place de nouvelles pratiques pour répondre aux exigences des données, sur le plan des pratiques pédagogiques, de l'évaluation.

Dans la formation des enseignants, cette logique de régulation par l'imputabilité amène à inclure dans la formation des enseignants une mise en conformité des standards dictés par les données.

Régulation par l'amélioration continue

Dans ce type de régulation, il s'agit d'utiliser les données de type primaire, liées au face à face pédagogique, fortement situées et contextualisées. Ces données réduisent la dépendance des acteurs techniques puisqu'elles sont moins dépendantes de l'ordinateur. Elles constituent une matière première à la réflexion collective, avec des questionnements orientés vers les apprentissages des élèves, sans limitations temporelles, avec des dispositifs privilégiés comme les communautés d'apprentissage. Dans ce type de régulation il s'agit de chercher la participation des enseignants, de soutenir la rétraction par les élèves, etc.

Etude de cas sur les deux modèles

La gouvernance du ministère de l'éducation du Québec s’organise autour d'une régulation de l'imputation, qui repose sur divers critères et indicateurs dans un plan stratégique, qui se décline ensuite au niveau des établissements. Ces derniers disposent d’une certaine marge de manoeuvre au niveau des établissements pour adapter les objectifs à leurs réalités. Il s'agit par exemple d'atteindre tel ou tel niveau du taux d'obtention d'un premier diplôme.

L'infrastructure étudiée s'appelle "suivi de cohortes", qui identifie les élèves qui ne sont pas encore diplômés deux ans avant la fin de l'école obligatoire pour savoir comment intervenir pour leur permettre d'obtenir un diplôme. Cela comporte des dimensions techniques (tableaux de bord, etc.), des dimensions sociales (rencontre entre directions de la région et des écoles), et le suivi au sein de chaque établissement. La dimension politique concerne notamment la contractualisation de ces objectifs à atteindre et de leur suivi.

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Simon Collin a mis en place une étude sur ce modèle de gouvernance par le biais d'entrevues semi-dirigées individuelles avec des directions, des conseillers d'orientation, des acteurs techniques, etc. La limite est que cette démarche n’a pas réellement touché les enseignants. Cette étude est en cours, les résultats sont préliminaires, mais ils ont pu montrer la finalité de l'imputabilité mais aussi celle de l'amélioration continue. On observe une rationalisation des moyens d'intervention, qui visent à augmenter le taux de diplômes et s'intéressent moins aux personnes. Cela engendre une pression importante et une sur-responsabilisation, notamment pour les enseignants, ainsi qu’un gaming des données et un clivage hiérarchique entre gestionnaires et enseignants. Un autre résultat est la compétition entre les régions scolaires, liée au classement ministériel, où les écoles se comparent par le biais de ce classement.

Au niveau de la finalité de l'amélioration continue, les enseignants sont sollicités par les gestionnaires pour trouver des solutions, on va chercher l'expérience de la dimension réflexive des enseignants. On constate aussi une concertation entre les écoles, en dépit de leur mise en concurrence, par exemple via des directions qui ne présentent pas les chiffres de comparaison à leurs équipes. Une humanisation des données, en opposition à la rationalisation instrumentale, pour aller voir l'humain qui se trouve derrière les données par exemple. Une responsabilisation positive, qui allège un peu la pression sur les enseignants et qui accepte des sous-performances.

Comment expliquer ce contraste ? L'hypothèse de Simon Collin est que la logique de l'imputabilité vient du ministère et les écoles se prêtent au jeu, mais ils se sont vite rendu compte que cette logique ne permet pas de fédérer les équipes. Elle n'est pas fédératrice, ce qui explique la mise en place d'une logique d'amélioration continue pour pallier les effets négatifs de la logique d'imputabilité.

On remarque une certaine ambivalence des moyens : par exemple, les communautés d'apprentissage peuvent jouer un rôle d'apprentissage réflexif et collectif mais aussi être utilisée pour exposer les enseignants aux moyens d'enseigner les plus efficaces.

La gouvernance des services publiques, en gestation depuis les années 1970, est devenue prédominante à l’échelle internationale à partir des années 1990. La production et l’usage de données comme indicateurs et cibles de performance des services publics constituent des éléments clés de sa mise en œuvre. Bien que présentées comme objectives et neutres, la gouvernance des services publics par les données modifie la régulation de l’activité des professionnel.les, leurs relations et par extension, leur formation. C’est ce dernier point que nous souhaitons discuter dans cette présentation, en l’illustrant en éducation.

Nous commencerons par établir le contexte historique de l’importance croissante des données dans la gouvernance des services publics, en lien avec l’évolution des politiques publiques. Nous illustrerons ensuite la gouvernance par les données en prenant l’exemple d’une politique publique spécifique : la Gestion axée sur les résultats (GAR) en éducation au Québec. Dans un deuxième temps, nous présenterons brièvement le cadrage théorique utilisé pour étudier la production, l’usage et les effets des données, au croisement de l’analyse des politiques publiques et des approches sociotechniques. Enfin, nous aborderons les effets de la gouvernance des services publics par les données sur la formation des professionnel.les, en l’illustrant par une étude de cas menée avec un Centre de services scolaire du Québec. Plus précisément, nous distinguerons deux finalités en tension dans l’usage des données scolaires pour la formation des professionnel.les: d’une part, une finalité d’imputabilité performative, typique de la gouvernance de l’éducation par les données au niveau international; d’autre part, une finalité d’amélioration continue. Après avoir décrit les dispositifs de formation privilégiés par chacune de ces finalités, nous noterons qu’elles ne sont pas mutuellement exclusives, mais leur mobilisation n’est pas sans susciter des tensions.

Simon Collin est professeur à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’équité numérique en éducation et chercheur au Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE). Il s’intéresse aux enjeux d’équité et de démocratisation que suscitent les technologies en éducation, qu’il aborde au croisement des travaux interdisciplinaires de la technique et des théories critiques. 

22 mai 2025

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