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Campus: Qu’est-ce que le multilatéralisme?
Nicolas Levrat: C’est un mot difficile à définir, mais on comprend intuitivement qu’il désigne un système organisé de manière horizontale et qui comprend une multiplicité d’acteurs. Dans le cadre de l’Organisation des Nations unies (ONU), la plus grande et la plus importante arène du multilatéralisme, ces acteurs sont les États souverains qui ont tous le même poids lors des prises de décision, comme l’exige la Charte des Nations unies. Le système est organisé par des superstructures qui sont les différentes organisations internationales dont un grand nombre ont leur siège à Genève. Le but est que les États coopèrent dans ces instances afin que tous en tirent un bénéfice, que ce soit dans le domaine de la paix, de l’environnement ou de la santé, entre autres nombreux sujets. Historiquement, l’idée a été lancée et portée par les États-Unis d’Amérique. Ils sont les créateurs de ce système qu’on appelle aussi l’ordre libéral international. C’est pourquoi il est difficile de comprendre leur comportement actuel, qui tend à détruire ce qui leur a largement profité jusqu’à aujourd’hui. L’actuel président états-unien semble en effet penser que les relations internationales représentent un jeu à somme nulle dans lequel, si quelqu’un gagne quelque chose, cela implique forcément que quelqu’un d’autre y perd. Et comme les États-Unis constituent, de loin, le pays contributeur financier le plus important du système…
Est-ce que les coups portés actuellement au multilatéralisme sont inédits?Ìý
Les États-Unis en général, pas seulement Donald Trump, ont toujours eu une relation paradoxale vis-à -vis du système qu’ils ont eux-mêmes appelé de leurs vœux. Il existe ainsi de nombreux traités internationaux contraignants que les États-Unis n’ont jamais ratifiés: la Convention sur le droit de la mer, la Convention relative aux droits de l’enfant, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, le Traité d’Ottawa sur l’interdiction des mines… Ce pays a développé un discours sur une société internationale basée sur les règles, mais pas sur le droit. Si on remonte au début de l’histoire du multilatéralisme moderne, les États-Unis n’ont, curieusement, jamais adhéré à la Société des Nations (SdN), qui a pourtant été créée au sortir de la Première Guerre mondiale et installée à Genève – en même temps que l’Organisation internationale du travail – par la volonté de Woodrow Wilson, le président américain de l’époque. La SdN est cependant un échec puisque la Deuxième Guerre mondiale éclate à peine vingt ans plus tard. À la suite de celle-ci est fondée l’ONU et, cette fois, les États-Unis acceptent d’y participer – surtout parce qu’ils reçoivent un droit de veto (qui n’existait pas au sein de la SdN) sur les décisions du Conseil de sécurité de l’ONU, à l’instar des quatre autres membres permanents de cet organe suprême (Union soviétique, Royaume-Uni, France et Chine).
Dès lors, le multilatéralisme est sur les rails…
Pas exactement. La Guerre froide, qui oppose les États-Unis d’Amérique et l’Union soviétique ainsi que leurs alliés, est une période très peu favorable au multilatéralisme. Il faut attendre la chute du mur de Berlin, en 1989, pour lui redonner un second souffle. C’est à ce moment que le système se met à fonctionner mieux que jamais auparavant. Et cet enthousiasme se matérialise notamment par la création à Genève d’une nouvelle entité, l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Celle-ci ne fait pas partie de l’ONU mais elle a une histoire qui éclaire bien les déboires du multilatéralisme.Ìý
Comment cela?
En 1993, l’OMC va chapeauter, comme prévu de longue date, le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), un accord multilatéral conclu en 1947 comprenant des règles pour le commerce international mais dont le cadre institutionnel (une Organisation internationale du commerce) avait échoué à voir le jour en 1948. La nouvelle organisation internationale devait être un formidable forum de négociations visant à compléter cette œuvre. Mais celles-ci n’ont jamais abouti. Le cycle de Doha, commencé en 2001 et portant sur l’agriculture et sur l’amélioration de l’accès aux marchés des pays riches pour les produits agricoles des pays en développement, n’est toujours pas conclu. C’est donc, après vingt-quatre ans, un échec. Le seul mécanisme de l’OMC qui fonctionne bien, c’est celui du règlement des différends, basé à Genève. Malheureusement, depuis 2018, sous le premier mandat de Donald Trump, les États-Unis d’Amérique décident de ne plus approuver la nomination d’aucun nouveau membre de l’Organe d’appel de l’OMC par lequel passent quasiment toutes les demandes d’arbitrage. Comme le mandat de ces membres (au nombre de sept) ne dure que quatre ans, il n’y a plus personne en poste aujourd’hui et la procédure est grippée. L’OMC, symbole du renouveau du multilatéralisme, est ainsi la première à avoir été tuée par les États-Unis. Joe Biden, président démocrate de 2020 à 2024, n’a rien fait pour corriger le tir. Mais le ver était dans le fruit depuis un moment déjà . En effet, cela fait quinze ans que tous les grands États cherchent à signer des accords commerciaux bilatéraux au mépris de l’article premier du GATT (qui existe toujours), qui stipule que si un État octroie des concessions tarifaires à un autre État, tous les autres membres du GATT doivent en bénéficier.
Donald Trump ne fait donc qu’accélérer le déclin du multilatéralisme?
Je crois que l’histoire gardera 2003 comme point de bascule marquant le déclin du multilatéralisme tel qu’on le connaît. C’est cette année-là que Colin Powell, secrétaire d’État américain, ment délibérément devant le Conseil de sécurité en prétendant que l’Irak possède des armes de destruction massive. Et, bien que les États-Unis n’obtiennent pas l’autorisation de l’ONU pour intervenir en Irak, ils y vont quand même. En agissant ainsi, George W. Bush piétine un des éléments fondamentaux du système multilatéral. L’impression que cela donne, c’est que pour la première puissance du monde, le multilatéralisme n’a de valeur que quand ça l’arrange. Il se trouve que c’est également à ce moment que Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU de l’époque, fait progresser l’idée de «la responsabilité de protéger» selon laquelle, si l’on constate une violation gravissime des droits fondamentaux de la population d’un pays, il est permis de lancer une «intervention d’humanité». Cette disposition, autorisée selon une interprétation progressiste de la Charte des Nations unies, est activée en 2011 en Libye, en plein milieu des printemps arabes. La Russie et la Chine renoncent à mettre leur veto à cette intervention visant à sauver les populations à condition, avertissent-elles, de ne pas provoquer un changement de régime. On connaît la suite. Mouammar Kadhafi, dirigeant déchu de la Libye, est liquidé dans des circonstances qui restent troubles mais dans lesquelles les Russes et les Chinois voient la main des pays occidentaux. Résultats, ces deux pays refusent, quelques mois plus tard, d’autoriser une autre intervention, en Syrie cette fois. Pourtant, la situation y était tout aussi terrible qu’en Libye, voire pire.Ìý
Quel bilan tirez-vous du multilatéralisme?Ìý
Le multilatéralisme n’a pas rempli ses objectifs. Aujourd’hui, plus de 120 conflits armés sont en cours dans le monde. Le Conseil de sécurité est dysfonctionnel et, selon les conflits, la réponse internationale suit une logique de deux poids, deux mesures, en tout cas aux yeux des pays du Sud. On le voit actuellement avec une mobilisation importante en faveur de l’Ukraine – ce qui est normal – mais un abandon total du terrain dans le Soudan du Sud, où le bilan humain est pourtant incroyablement lourd. Pour couronner le tout, le dirigeant du pays qui a le plus contribué à mettre ce système sur pied s’est mis à tout casser autour de lui.
Que font les Européens face au démantèlement du multilatéralisme?
J’ai l’impression qu’ils sont comme des lapins tétanisés dans les phares de la voiture. Le problème, c’est que le choc risque d’être brutal. Quant aux Russes, en envahissant l’Ukraine, ils se sont assis sur le système multilatéral. Étonnamment, le seul pays qui affirme vouloir défendre le multilatéralisme, c’est la Chine.
La Chine, championne du multilatéralisme?
C’est ce que j’observe dans le cadre de mon activité à l’ONU. Et ce, bien que la question des minorités, qui relève précisément de mon mandat, soit problématique en Chine, en particulier en ce qui concerne les Ouïgours et les Tibétains. Mais la mission chinoise – et même le gouvernement – est ouverte à la discussion sur ces thèmes, du moins avec moi. Et ce que je comprends, c’est que la Chine veut se positionner comme État pivot d’un nouveau système multilatéral. Elle a notamment l’ambition de faire de Hong Kong un nouveau hub du multilatéralisme. Elle vient d’ailleurs de créer l’Organisation internationale des médiations (OIM). Cette nouvelle structure multilatérale qui a vu le jour le 30 mai dernier propose de régler les différends internationaux et se veut une alternative à la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, créée en 1899 pour faciliter le règlement pacifique des différends internationaux.Ìý
L’idée est de régler les conflits par la médiation?
Les Chinois affirment en effet que la médiation remplacera l’arbitrage ou les décisions judiciaires. On voit que deux logiques s’affrontent. L’État de droit, que l’Occident promeut, implique qu’il existe des règles que l’on doit respecter et que, quand un conflit survient sur le respect de ces règles, on demande à des arbitres de trancher. La médiation, elle, consiste à trouver une solution en discutant, quitte à écarter les règles qui sont en place si l’on estime avoir trouvé une meilleure solution. C’est une conception du droit antagoniste à la nôtre mais dont on trouve des racines dans l’histoire de la Chine. Les modèles qui ont dominé les relations internationales ces deux derniers siècles sont occidentaux, mais peut-être qu’il existe d’autres façons de faire.
La Chine est-elle à l’origine d’autres initiatives multilatérales?
À la fin des années 2000, la Chine émet le désir d’accroître sa participation au Fonds monétaire international (FMI) afin de pouvoir disposer d’un pouvoir décisionnel plus en adéquation avec son poids démographique et économique. Les États-Unis s’y opposent. La Chine fonde alors la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) afin de concurrencer le FMI. Les pays occidentaux refusent d’y adhérer, sous la pression des États-Unis. Mais quelques jours avant la date limite pour signer le traité fondateur, la plupart d’entre eux se lancent quand même – à l’exception des États-Unis. La BAII compte désormais 86 États membres.Ìý
Peut-on faire confiance à une dictature pour orchestrer la pacification du monde?
Je ne suis pas naïf. Quand le bloc communiste s’est effondré en 1989, la même année, Pékin faisait face aux manifestants sur la place Tian’anmen. Là où le Parti communiste de l’Union soviétique a laissé filer, son homologue chinois a décidé de sacrifier ses futures élites en massacrant des dizaines de milliers de personnes (on ne sait toujours pas exactement combien), afin de garder le pouvoir. On connaît aussi leur politique brutale d’oppression sur les minorités. Mais en même temps, je remarque que les diplomates chinois veulent donner l’impression d’être responsables. Et il faut se rendre à l’évidence. Actuellement, à Genève, la mission permanente des États-Unis n’a plus d’ambassadeur. La personne la plus haut gradée est une conseillère. Cela signifie que les États-Unis ne veulent plus jouer un rôle important dans le système onusien et que, surtout, Genève n’a plus, pour eux, aucune espèce d’importance. Et là où les États-Unis laissent du vide, la Chine a souvent tendance à occuper l’espace.
Est-ce que le recul actuel du multilatéralisme est réversible?Ìý
Je pense que le multilatéralisme tel qu’on l’a connu est complètement dysfonctionnel. Il existe des projets de réforme, ce n’est pas un secret, et on assistera sans doute à une reconfiguration du système ou à l’émergence d’un autre. Certains proposent de regrouper l’ONU et toutes ses agences en quatre grandes organisations: le commerce, le développement, la santé avec l’humanitaire et la sécurité, etc. Genève pourrait en conserver une tandis que les autres déménageraient à l’étranger.
Quelles sont les chances de Genève?
À propos de la place genevoise, les diplomates étrangers «évaluent la situation». La Cité de Calvin a toujours eu des concurrents, comme, historiquement, la Norvège en matière de médiations et désormais aussi des pays comme le Qatar et Hong Kong. Mais Genève a de sérieux avantages à faire valoir. D’abord, elle se trouve dans un petit pays neutre. C’est un atout, comparé au siège de l’ONU à New York, où de nombreux acteurs du système multilatéral rencontrent des problèmes d’accès à cause des lois américaines sur l’immigration. Ensuite, Genève est de petite taille et la concentration des organisations internationales y est élevée. Ici, on se croise et on peut se parler assez facilement. On peut passer de l’Assemblée générale de l’OMS à une réunion du Conseil des droits de l’homme, puis rejoindre une séance de travail à l’Organisation de la météorologie en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Genève dispose dans un tout petit espace de tous les décideurs et les négociateurs nécessaires dans une multitude de domaines souvent interconnectés. Les secrétaires et directeurs généraux des différentes agences se rencontrent une fois par mois. Je pense que cette configuration est irremplaçable. Mais elle sera perdue si l’on redistribue les agences dans différents pays. Certes, on peut désormais se parler à tout moment grâce aux technologies de la communication. Mais il ne s’agirait alors plus de multilatéralisme; ce serait un système de gouvernance globale à inventer.
Et que risque Genève sur le court terme?
Il faut préciser que les États-Unis ont de toute façon un retard chronique de paiement de leur contribution à l’ONU de deux ans et demi. L’ONU souffre donc d’une crise de liquidité depuis longtemps. Elle s’est désormais transformée en vraie crise budgétaire. Les États-Unis sont – ou étaient – les plus gros contributeurs de la plupart des organisations internationales. Entre les contributions obligatoires et les contributions volontaires, leur part varie de 20 à 45%. Avec le tarissement de cette manne, des postes sont supprimés, les contrats temporaires ne sont pas renouvelés et l’on n’engage plus personne. De nombreux employés des organisations internationales sont également délocalisés dans d’autres centres de l’ONU, situés à Vienne, Budapest, mais aussi à Bangkok, à Addis-Abeba, bref, là où la vie est beaucoup moins chère qu’à Genève. On estime qu’entre 15’000 et 20’000 postes disparaîtront cette année à Genève. Et je ne parle là que des emplois directs. Cette communauté d’expatriés consomme depuis des décennies dans la région, fréquente des restaurants ou des pubs, envoie ses enfants dans les écoles internationales; les hôtels hébergent fonctionnaires internationaux, experts et diplomates de passage, etc. Les conséquences pour Genève seront importantes. Et celles pour le monde aussi. Le multilatéralisme tel qu’on le connaît est en train de mourir.