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Les orangs-outans ont fait de l’humain un animal comme les autres

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La découverte des grands singes a contribué à sortir l’être humain de son particularisme et à le faire entrer dans le règne animal. Curiosité médicale et mondaine, l’orang-outan a nourri le débat sur les limites de l’humanité et sur l’esclavage au siècle des Lumières.

L’homme est un animal comme les autres. L’idée, communément admise de nos jours, ne l’était pas à l’époque moderne. Il a fallu, entre autres, la découverte des grands singes dans le courant du XVIIe siècle pour que la frontière entre l’humanité et l’animalité commence à s’estomper. Mais en même temps que l’on a humanisé les «orangs-outans», on a animalisé les hommes que l’on considérait comme étant les plus bas sur l’échelle des espèces, notamment les esclaves. Silvia Sebastiani, directrice d’études (professeure) à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), a consacré une conférence sur cet épisode dans le cadre du Festival Histoire et Cité qui s’est tenu au printemps. Entretien.


Campus: Vous avez intitulé votre conférence «L’orang-outan des Lumières». Pourquoi avoir choisi de parler spécifiquement de ce grand singe d’Asie?
Silvia Sebastiani: Orang-outan est un mot d’origine malaise qui signifie littéralement «homme des bois». Au XVIIIe siècle, c’est un terme générique qui désigne sans distinction tous les grands singes connus, qu’ils viennent d’Asie ou d’Afrique. Son orthographe n’est pas stabilisée et il n’est d’ailleurs pas le seul en usage. On voit souvent sa traduction latine, Homo sylvestris, ou encore, dans la littérature de voyage ou des textes anciens, des synonymes tels que pygmée, satyre indien, pongo, jocko, barris, etc. Ce n’est qu’à partir des années 1730 que le mot chimpanzé apparaît dans les langues européennes, mais plutôt que désigner l’espèce africaine, il vient se superposer aux autres termes déjà en usage tels qu’orang-outan. Cette confusion terminologique révèle combien la frontière avec l’«homme sauvage», désigné par le même nom, est floue et instable. Quant aux gorilles et aux bonobos, ils ne seront «découverts» par les Européens que bien plus tard, au XIXe et au XXe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð.

De quelle façon l’orang-outan a-t-il contribué aux Lumières?
Pour commencer, il apparaît en Europe un peu avant l’époque des Lumières. On connaît depuis longtemps les petits singes, notamment sur le pourtour méditerranéen, dont on retrouve des représentations dès l’Antiquité, chez les Égyptiens, les Grecs et les Romains. Mais les grands singes n’entrent dans l’horizon des connaissances zoologiques qu’à partir des années 1630 et surtout de la fin du XVIIe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð. Les premiers d’entre eux arrivent d’Asie, par les bateaux des Compagnies des Indes orientales néerlandaises puis anglaises, et d’Afrique, via des voies commerciales portugaises et néerlandaises, avant d’être de plus en plus dominées, là aussi, par l’Angleterre. Ce sont deux routes très différentes. Et celle d’Afrique est aussi celle de l’esclavage qui est alors en plein essor, surtout après l’abolition en 1698 du monopole sur ce commerce dont jouit en Angleterre la Royal African Company, ouvrant ainsi le marché de la traite aux armateurs privés. J’ai découvert au cours de mes recherches qu’à cette époque, les orangs-outans et les esclaves africains empruntent exactement les mêmes circuits. Tous deux sont achetés aux mêmes comptoirs sur la côte atlantique de l’Afrique et sont embarqués dans les mêmes navires en direction des Amériques. Alors que le voyage s’arrête là pour les humains, il se poursuit jusqu’en Angleterre pour les grands singes. En tout cas pour les rares d’entre eux qui résistent au périple. Seuls des bébés sont capturés vivants: à cette époque, il est impossible de faire autrement que de tuer la mère.

Qu’en fait-on ensuite?
Ils sont montrés comme des curiosités, d’abord à Amsterdam, puis à Londres et à Paris. Ils attirent immédiatement l’attention à cause de leur forte proximité avec l’être humain. Même après leur mort, ils continuent d’être exposés: dans l’alcool, embaumés ou sous la forme de squelettes dans les collections naturalistes.

Est-ce que les scientifiques s’y intéressent?
Oui, bien sûr. Le premier grand singe vivant dont on conserve une trace est une femelle – dont on ne sait toujours pas s’il s’agit d’un véritable orang-outan ou d’un chimpanzé. Elle est offerte à Frédéric-Henri de Nassau, prince d’Orange, et le chirurgien néerlandais Nicolaes Tulp (le même qui figure dans le célèbre tableau de Rembrandt La Leçon d’anatomie du docteur Tulp) a l’occasion de l’observer. Il lui consacre un chapitre à la fin de son traité de médecine humaine de 1641, Observationes Medicae, accompagné d’une gravure, dont une miniature se retrouve même sur le frontispice, c’est-à-dire la planche illustrée contenant le titre de l’ouvrage. L’animal y est représenté au centre, entre deux cas médicaux traités dans le texte, un homme et une femme. Le singe – qualifié de satyre indien – trouve donc immédiatement une place dans un traité de médecine humaine. L’auteur justifie ce rapprochement par sa ressemblance frappante avec l’humain. Elle est non seulement physique mais aussi comportementale, puisqu’il est capable de boire proprement avec une tasse, de dormir sur un oreiller et sous une couverture et de s’habiller. Nicolaes Tulp n’en déduit cependant pas que la frontière entre l’humain et l’animal n’existe pas.

À cette époque, où situe-t-on l’humain dans l’éventail du vivant?
On a alors une idée assez claire du fait que l’humain ne fait pas partie du règne animal. On le place plutôt quelque part entre les animaux et les anges. Tout le monde est imprégné de cette représentation. Même les savants comme Nicolaes Tulp.

Quand cette vision commence-t-elle à changer?

En 1699, l’anatomiste londonien Edward Tyson, membre de la Royal Society et du Royal College of Physicians, pratique la première dissection d’un orang-outan qui n’a survécu que quelques jours après son arrivée en Grande-Bretagne. En ouvrant le corps du singe, il ouvre de nouvelles perspectives scientifiques et philosophiques aux enjeux épistémologiques fondamentaux. Grâce à son examen d’anatomie comparée, il observe d’abord qu’il y a beaucoup plus de similitudes physiques entre l’homme et les grands singes que de différences. Et ces différences anatomiques sont moins grandes que celles qui séparent les grands singes des autres primates. À cela vient s’ajouter une deuxième constatation troublante. Le cerveau, considéré comme le siège de l’âme et la partie du corps qui différencie le plus l’humain de l’animal, est lui aussi presque identique dans les deux cas. Enfin, Edward Tyson note que les organes de la voix, qui permettent le langage, autre caractéristique propre à l’homme, sont, à leur tour, presque exactement les mêmes.

Est-ce véritablement le cas?

En réalité, ces similitudes sont surtout notables chez les jeunes, les seuls à parvenir vivants en Europe – et aussi les premiers à être disséqués après une mort souvent rapide. En grandissant, elles s’effacent. Mais cela, on ne le comprendra que plus tard.

Dans le rayon des similitudes physiques, les grands singes sont également bipèdes…

C’est en effet un point important. On représente souvent les grands singes sur leurs deux jambes. L’orang-outan est cependant quadrumane – terme forgé par le naturaliste français des Lumières Buffon – c’est-à-dire qu’il a le pouce opposable non seulement au niveau des mains mais aussi des pieds, ce qui le rend instable debout. C’est pourquoi on le dessine muni d’un bâton pour prendre appui, comme un vieillard. Cela dit, sur certaines gravures, en particulier celles publiées dans le traité anatomique d’Edward Tyson, montrant le squelette et les muscles du singe, cette différence de posture s’efface – en même temps que le bâton. Et on ne remarque plus du tout qu’on a affaire à un animal et non à un humain. Mais l’exemple le plus frappant de la recherche de similitudes est sans doute celui, très médiatisé par la presse de l’époque, de Madame Chimpanzé. C’est d’ailleurs elle qui fait entrer ce nom de singe dans le vocabulaire européen.

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De qui s’agit-il?
C’est une guenon, capturée en Angola en 1738, emmenée très jeune en Angleterre, via la Caroline du Sud, à bord du vaisseau Speaker, actif dans le commerce d’esclaves. Elle est exhibée dans des coffee-houses de Londres qui commencent à se développer. Dans ces lieux de sociabilité par excellence de l’époque des Lumières, où la politesse et les bonnes manières constituent la marque distinctive, on débat tout en consommant ces boissons encore rares que sont le thé et le café et on assiste à des spectacles tels que l’exhibition de «choses» exceptionnelles. Madame Chimpanzé fait ses débuts dans un établissement bon marché, le Randall’s avant de réaliser une ascension sociale importante en intégrant le White Peruke à Charing-Cross, nettement plus élitiste. Dans un article du London Magazine du 21 septembre 1738, on peut lire qu’elle «prend le thé dans des tasses de porcelaine», qu’elle est «vêtue d’une robe de soie fine à la mode de Paris» et qu’elle manifeste «un grand mécontentement quand on soulève son vêtement pour vérifier son sexe». Elle est capable d’apprendre, elle est éduquée, sensible, douée de sentiments… On lui réserve même un «appartement séparé pour les dames», selon le «désir de plusieurs personnes de qualité». Elle devient rapidement très populaire auprès du public britannique et européen. Elle meurt soudainement cinq mois après son arrivée à Londres. Mais elle a eu le temps d’attirer l’attention des savants. Le chirurgien de la famille royale, John Ramby, et le président de la Royal Society, Hans Sloane, pratiquent son autopsie et concluent à sa «parfaite humanité». Pour parachever son affiliation à notre espèce, ses funérailles sont préparées dans le respect du «rite angolais». L’ensemble est relayé par la presse. Madame Chimpanzé trouble plus que jamais le débat sur les frontières de l’humain.

Ces découvertes changent donc notre regard sur notre propre espèce parmi les autres…
Le débat parcourt tout le XVIIIe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð. On le retrouve même dans Les Voyages de Gulliver (1721) de Jonathan Swift. Un épisode de ce roman à succès décrit une sorte de «république de chevaux» dotés d’une intelligence presque humaine et dominant d’affreux «yahous», qui ressemblent à s’y méprendre aux orangs-outans, sortes de miroir de l’homme, bêtes et sans façons, qui suscitent le dégoût de Gulliver. Je suis convaincue que c’est une réponse à la découverte et à la dissection de l’orang-outan de la part d’un auteur critique de la science de son temps incarnée par la Royal Society. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Jean-Jacques Rousseau regarde l’orang-outan littéralement comme un «homme sauvage», déjà social et bipède mais n’ayant encore «acquis aucun degré de perfection». Le naturaliste suédois Carl Linné, quant à lui, acte la proximité entre l’être humain et les grands singes. Dans l’édition de 1758 de son Systema naturae, il insère en effet l’homme d’abord dans la classe des mammifères, à cause de la présence de mamelles, puis dans l’ordre des primates en raison de sa denture. Il divise ensuite cet ordre en deux espèces, Homo sapiens (elle-même articulée en six variétés) et Troglodytes, dont l’exemple est l’orang-outan. Buffon critique cette classification en réaffirmant l’incommensurabilité entre l’âme et le corps mais il ne maintient pas non plus une division rigoureuse entre l’homme et le singe, notamment quand il parle de «peuples sauvages». On assiste donc, dans ces années-là, à une rupture. La grille servant à classer le monde du vivant, c’est-à-dire tout le reste de la nature sauf nous, s’applique désormais aussi à l’être humain.

Quelle est la conséquence de cette rupture? 
Il y en a plusieurs. Mais je formule l’hypothèse qu’au moment où l’on abolit la frontière entre l’humanité et l’animalité, on agrandit les frontières à l’intérieur de l’humanité. 

Vous pouvez préciser?
L’orang-outan entre dans le débat sur l’esclavage au moment où la traite atteint son intensité maximale, dans les années 1770. À cette époque, un mouvement abolitionniste se développe en Angleterre et commence à remporter des victoires. En 1772, le cas Somerset étend le droit de l’habeas corpus (on pourrait dire aujourd’hui la protection juridique) aux esclaves, interdisant leur déportation forcée vers les colonies. Ce jugement est interprété comme une affirmation que tout esclave qui met un pied en Angleterre devient libre. Les défenseurs de la traite, hostiles à une telle interprétation, tentent de convaincre l’opinion en exploitant les théories qui conduisent au rapprochement de l’orang-outan avec l’humain. Pas n’importe quel humain bien sûr, mais celui qui occupe la position la plus basse. Si le droit ne permet plus d’assurer la propriété de l’esclave en métropole, on va trouver une justification dans la nature. On oppose alors les manières raffinées des grands singes mis en scène à celles, frustes et brutales, des Africains afin de prouver leur bestialité. Autrement dit, l’humanisation du primate constitue un socle argumentaire en vue de l’animalisation de l’esclave, ou du «sauvage» – une catégorie qui inclut d’ailleurs non seulement les Africains mais aussi les Amérindiens et, en Europe, les paysans, les pauvres ou les enfants trouvés dans les bois. Mais en faisant cela, on fracture, de manière de plus en plus radicale, l’unité de l’espèce humaine. On la divise en différentes «races», hiérarchisées entre elles, ayant même des degrés d’humanité variables.


Comment les abolitionnistes répondent-ils à ces arguments?
L’anatomiste néerlandais Pierre Camper, par exemple, prend le contre-pied de l’argumentaire des défenseurs de l’esclavage. Il montre à la fin des années 1770 que les organes de la parole et de la reproduction des grands singes sont différents de ceux des humains et opère ainsi une «réanimalisation» de l’orang-outan. Il offre ainsi un point d’appui décisif aux antiesclavagistes britanniques tels que Granville Sharp ou William Dickson, qui, eux, sont en lutte pour la «réhumanisation» de l’Africain et jugent nécessaire, à cette fin, de «renverser complètement le système de l’orang-outan».