Bouquetin et tortue au menu alpin préhistorique

La biodiversité exceptionnelle de la flore et de la faune alpines a très vite attiré les humains en quête de ressources. Et quand la chasse du Paléolithique a laissé la place à l’élevage du Néolithique, l’organisation sociale a connu un bouleversement en profondeur.
Vers 15 000 ans avant notre ère, les Alpes commencent à se libérer du blanc et épais manteau de glace qui les a recouvertes durant des millénaires. Et au fur et à mesure de la recolonisation des vallées et des hauteurs par la flore puis la faune au gré du réchauffement de l’holocène, les montagnes s’enrichissent d’une biodiversité exceptionnelle. L’être humain ne s’y est pas trompé et est venu dès qu’il a pu y exploiter les ressources naturelles, en particulier animales.
«Il faut bien se rendre compte que dans cet environnement accidenté, on peut accéder à des paysages totalement différents en seulement quelques heures, voire quelques jours de marche, explique Marie Besse, professeure au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie (Faculté des sciences). Et à chaque étage, on trouve des combinaisons de plantes et de faunes différentes. Pour les chasseurs-cueilleurs qui sont les premiers à peupler ces régions, c’est un atout très précieux.»
Durant le mésolithique, qui marque le réchauffement climatique post-glaciaire proprement dit entre 9500 et 5500 avant notre ère, l’environnement change, passant lentement d’une toundra peu hospitalière à un paysage dominé par la forêt tempérée. Les Alpins, dont l’outillage se perfectionne, se nourrissent alors d’une grande variété d’animaux (en plus des plantes). D’après les fouilles entreprises notamment sur le site de la Grande Rivoire, en Isère, la part carnée de leur régime se compose essentiellement de cerfs et de sangliers (qui, ensemble, totalisent 85% des ossements retrouvés) mais aussi de chevreuils, de bouquetins, de chamois, d’ours, de lynx, de blaireaux, de fouines, de martres, de canards et même de tortues.
Le meilleur ami En revanche, ce n’est pas dans la haute vallée du Rhône que l’on trouve des mammouths, des rhinocéros laineux, des chevaux ou des aurochs qui broutent alors dans tout le reste de l’Europe et nourrissent régulièrement les chasseurs-cueilleurs des régions plus ouvertes (en même temps probablement que des troupes de lions, très présents sur les peintures rupestres de la grotte Chauvet, en Ardèche).
À cette époque, l’humain s’est déjà fait son meilleur ami, le chien, issu de la domestication du loup. Cela fait longtemps, en effet, que ce dernier s’est rapproché des campements pour manger les restes d’os qu’il est capable de digérer. De proche en proche, des louveteaux ont été recueillis, élevés puis lentement sélectionnés pour différentes tâches (protection, chasse…).
Curiosité préhistorique, le site de la Grande Rivoire a aussi révélé un maxillaire inférieur d’ours déformé, montrant un espace entre ses molaires, probablement créé par une attache. Selon les scientifiques, il s’agirait d’un individu gardé captif, comme animal de compagnie sans doute, depuis son plus jeune âge.
Importation de l’élevage La relation entre l’humain et l’animal vit un grand chambardement au cours du néolithique avec l’avènement de l’agriculture et de l’élevage. Ce dernier arrive dans l’Arc alpin, en quelque sorte «clés en main», dans le courant du 6e millénaire avant notre ère, via deux routes différentes, l’une maritime, par la mer Méditerranée et remontant depuis le sud et l’autre terrestre, par les Balkans et l’Europe centrale. Le mouton, la chèvre, le cochon et la vache ont en effet tous été domestiqués dans le Croissant fertile en Mésopotamie (à partir, respectivement du mouflon oriental, de la chèvre égagre, du sanglier et de l’auroch) avant de suivre les mouvements de migration et/ou les échanges entre populations humaines. Aucun animal des Alpes n’a été domestiqué de manière indépendante. Sauf peut-être certains cochons. Des analyses génétiques très récentes semblent en effet indiquer l’existence, pour cet animal, de zones de domestication en Europe.
«La néolithisation des communautés humaines des Alpes s’est réalisée très progressivement, sur des millénaires, souligne Marie Besse. On passe à une économie de production, l’emprise sur l’environnement s’accroît et l’humain commence à occuper tous les étages alpins. L’agriculture et l’élevage (essentiellement des moutons et des chèvres dans les Alpes) ont certes apporté des avantages mais ils ont aussi entraîné d’importants bouleversements dans la société.»
Utiles, morts ou vifs Vivantes, les bêtes produisent du lait (on a retrouvé des fragments de faisselles sur le site de la Grande Rivoire), du fumier qui sert d’engrais, de la laine et une force de travail pour le transport de charges ou le travail de la terre.
«Il existe une gravure d’époque dans le site néolithique du val Camonica (Italie) qui montre un métier à tisser, souligne Marie Besse. D’autres dessins rupestres représentent des araires pour retourner la terre. On a même retrouvé un travois dans un site lacustre du lac de Chalain dans le Jura qui devait être accroché à un joug, lui-même fixé sur le cou des bêtes de trait. On le déduit notamment de la déformation des vertèbres de ces animaux que l’on retrouve durant les fouilles.»
Une fois abattus, les animaux fournissent de la nourriture mais aussi des matières telles que le cuir, la corne, l’ivoire, les os, les tendons et les boyaux pour fabriquer des habits et une multitude d’objets (pointes, harpons, aiguilles…).
«À cette époque, on trouve aussi des haches qui sont munies d’une gaine, c’est-à-dire une pièce en bois de cerf, très solide et à la fois très souple, qui est placée entre le manche et la lame, note Marie Besse. Ce dispositif astucieux permet d’amortir le choc des coups et d’éviter que le manche ne se fende.»
É辱é En même temps, la très grande promiscuité qui existe alors entre les animaux (et avec les humains) favorise la diffusion de maladies. Des fouilles sur le site néolithique de l’avenue Ritz à Sion ont révélé une fosse remplie de 16 caprinés très probablement morts à la suite d’une épizootie.
Par ailleurs, l’élevage et l’agriculture exigent une spécialisation des tâches. Il faut s’occuper des bêtes, les faire estiver, gérer les récoltes et les semences pour l’année suivante, protéger les stocks de céréales contre les nuisibles et les voleurs, s’occuper de la redistribution et organiser la vie de tout ce petit monde qui se regroupe en villages. On constate donc des inégalités sociales entre ceux qui possèdent des biens et du pouvoir et les autres.
Le symbolisme prend également de l’importance. On retrouve des objets de parure, comme des dents ou des coquillages percés, ornant probablement des colliers. Les archéologues ont aussi mis au jour, dans une des fosses du site du Petit-Chasseur à Sion, 14 crânes de moutons taillés d’une manière qui ne correspond à aucune découpe liée à l’obtention de viande, de tendon ou de peau. Il s’agit probablement d’objets symboliques ayant peut-être servi de masques ou ayant été érigés sur un pieu.
«Et puis, il y a une chose qui est très difficile à observer au niveau de l’archéologie mais dont on commence à avoir une assez bonne image grâce aux travaux des anthropologues sociaux, c’est l’attachement des humains aux animaux, tient à préciser Marie Besse. Aujourd’hui, c’est le cas en particulier avec les animaux de compagnie comme les chiens et les chats. Mais cette affection a sans doute toujours existé. Même pendant la préhistoire.»