Qui a peur du grand méchant loup?

Objet de vives polémiques depuis sa récente réintroduction, Le loup occupe une place à part dans l’imaginaire occidental. Redouté mais admiré par les anciens, il a été voué aux gémonies durant près d’un millénaire avant d’être progressivement réhabilité.
En avril dernier, la société texane Colossal s’est offert un coup de pub planétaire en annonçant avoir ramené à la vie le Canis dirus ou loup sinistre (Dire wolf en anglais), disparu il y a plus de 12 000 ans et rendu célèbre par la série à succès Game of Thrones. S’il s’agissait de marquer les esprits, choisir ce redoutable canidé, plutôt que le mammouth, le rhinocéros laineux ou le chien de Tasmanie, est un coup de maître tant il est vrai que dans l’univers de nos représentations collectives, le loup tient une place tout à fait singulière. Et ce, depuis la nuit des temps. C’est l’histoire de cet itinéraire lupin et de ses variations au fil des crises qu’a subies l’humanité que Michel Pastoureau s’est efforcé de reconstituer lors de la conférence qu’il a donnée dans le cadre de la dernière édition du Festival Histoire et Cité.Â
«Dans la plupart des sociétés occidentales, il existe un bestiaire central, c’est-à -dire des animaux qui, sur le plan de l’imaginaire, des représentations, de la symbolique, des croyances, jouent un rôle plus important que les autres, annonce d’emblée l’historien. En Europe, il y a une douzaine d’espèces qui ont tenu ce rôle au cours des millénaires. Et parmi celles-ci, trois animaux tiennent incontestablement la vedette: l’ours, qui a été le roi des animaux pendant très longtemps, le corbeau, qui est la créature considérée comme la plus intelligente de tout le règne animal depuis l’Antiquité, et le loup, qui est la bête que l’être humain a le plus décriée, vilipendée et exécrée et qui est sans doute aussi celle qui lui a le plus durablement fait peur.»
Si elle traverse les millénaires, la crainte du loup n’est toutefois pas identique en tous lieux et à toutes les époques. Et si elle connaît de nombreux pics, ceux-ci sont très étroitement liés à l’évolution du climat ainsi qu’aux périodes de crises économiques, politiques et démographiques qui en découlent.Â
Défiance et admiration Les sociétés humaines redoutent probablement le voisinage du loup depuis la période néolithique, qui voit les populations se sédentariser pour élever du bétail. L’homme et le fauve se partagent en effet dès lors les mêmes territoires et les mêmes proies, sans parler de la menace que ce dernier fait peser sur les troupeaux.Â
Contrairement au bison, au cheval, au mammouth, à l’ours ou au cerf, on ne trouve cependant quasiment aucune trace du canidé sauvage dans l’art pariétal, bien que ce soit sans doute à ce moment que commence à se forger une représentation imaginaire de l’animal dans laquelle se côtoient défiance, respect et admiration.Â
Une conception qui perdure dans le monde antique et qui est cette fois attestée par une riche documentation mettant en scène le loup tantôt en attribut des dieux tantôt en protecteur des hommes.
Dans ses ²Ñé³Ù²¹³¾´Ç°ù±è³ó´Ç²õ±ð²õ, qui est un des livres fondateurs de la culture occidentale, le poète latin Ovide relate ainsi le tragique destin du roi Lycaon. Souverain d’Arcadie, celui-ci mêle la chair d’un nourrisson fraîchement égorgé aux préparations qu’il sert à Zeus au cours d’un banquet. Pour le punir de son geste, le maître de l’Olympe transforme sur-le-champ Lycaon en loup (lycos en grec ancien) et le condamne à errer dans cet état pendant huit ans avec l’interdiction absolue de consommer de la chair humaine.Â
Dans un autre récit mythologique, le même Zeus métamorphose son amante Léto en louve afin de la protéger de la colère d’Héra, tandis que, selon certaines sources, Apollon aurait été enfanté par une femme changée en louve, ce qui lui vaut d’être parfois appelé «Lycogénès», soit littéralement «l’enfant de la louve».
Mère adoptive cette fois, c’est une autre louve, missionnée par le dieu Mars en personne, qui a permis la naissance de Rome en sauvant des frères jumeaux promis à une mort certaine, les fameux Romulus et Remus. Érigée en emblème officiel de la République, statut qu’elle partage avec l’aigle, la louve s’affiche ainsi partout dans la culture romaine: dans la statuaire, comme en témoigne la célèbre Louve du Capitole, mais aussi sur des pièces de monnaie, dans des temples, sur des tombeaux ou des monuments. Elle fait également l’objet d’un culte qui compte parmi les plus importants du calendrier romain, les Lupercales, et qui est destiné à assurer la prospérité des cultures, des troupeaux et des femmes de la cité.
Il ne faut cependant pas s’y tromper, car si populaire soit-elle, la figure de la louve nourricière est l’exception qui confirme la règle.Â
«Dans la symbolique animale de l’époque romaine, le loup est un animal plus négatif que positif, affirme Michel Pastoureau. Il est voleur, vorace, cruel, pervers et mortifère. La femelle étant encore pire que le mâle car, à tous ces vices, elle ajoute la luxure. En latin, le mot «lupa» désigne d’ailleurs à la fois la louve et la prostituée, ce qui en français a donné le mot lupanar.»
Geri et Freki Dans la tradition nordique, la perception du loup est, elle aussi, marquée par une certaine ambivalence même si le loup scandinave apparaît souvent bien plus féroce que celui des Grecs ou des Romains.Â
Comme chez les Celtes, où Lug, le père de la création est accompagné de deux loups qui parcourent le monde et lui rapportent ce qu’ils ont vu, Odin, père des dieux, voit son trône du Valhalla protégé par deux loups. Nommés Geri et Freki, ceux-ci ont pour tâche de veiller sur les cadavres des guerriers les plus valeureux qui attendent d’être ramenés à la vie pour participer à la grande bataille du Ragnarök (le crépuscule des dieux).
Ces redoutables combattants, qu’on dit invincibles et qui détruisent tout sur leur passage, partent d’ailleurs en guerre avec pour toute protection une peau d’ours pour ceux qu’on nomme bersekir ou une peau de loup pour les ulfhednir. Et pour affermir leur ardeur, ils boivent leur sang ou consomment la chair de leur animal totem.
Tout aussi funeste est Fenrir, un loup gigantesque, fils du perfide dieu Loki et de la géante de glace Angrboda qui, après avoir arraché la main de Thor, engloutit Odin en personne entraînant du même coup la fin du monde des dieux et de celui des hommes.
Dans le monde chrétien, la Bible est nettement moins prolixe à l’égard du loup. Et les rares mentions de l’animal ont avant tout une visée métaphorique. Usant de diverses ruses pour s’introduire au sein des troupeaux, il est l’image du faux prophète qui se déguise pour séduire les brebis du Seigneur et les détourner du droit chemin. Il est l’ennemi de l’agneau au même titre que l’ennemi de Dieu.Â
Le portrait qu’en dressent les Pères de l’Église et les auteurs du Moyen Âge est plus prosaïque. Saint Augustin en fait ainsi le pire animal de la création, lui attribuant à peu près tous les vices puisque sous sa plume, le loup est tout à la fois pervers, infect, violent, cruel et sanguinaire n’ayant plus grand-chose en commun avec celui de l’Antiquité.Â
«Plusieurs éléments peuvent être mis en avant pour expliquer ce changement, pose Michel Pastoureau. D’abord, on ne parle pas forcément du même animal mais de fauves descendus du Nord, qui sont plus grands, plus agressifs et plus féroces. La période qui court entre le IVe et le Xe siècle est par ailleurs marquée par la propagation de la rage qui rend les loups beaucoup plus dangereux non seulement pour les troupeaux mais aussi pour l’homme. Enfin, et c’est probablement l’élément le plus important, le contrôle des hommes sur leur environnement est moins bien maîtrisé que dans le monde gréco-romain. Avec la dégradation du climat, famines et épidémies se multiplient. La démographie chute, la plupart des terres agricoles redeviennent incultes, ce qui fait que le bois, la forêt, la lande et la friche regagnent du terrain. Dès lors, les animaux sauvages se font plus proches et plus menaçants, d’autant qu’eux aussi ont faim et viennent rôder autour des villages.»
En partie nouvelle, cette crainte physique du loup se traduit par un changement des attitudes et des mentalités vis-à -vis de la bête contre laquelle il faut désormais lutter aussi bien de manière physique que d’un point de vue symbolique. Â
Cruel et rusé Aux quatre coins de l’Europe, des offices de louvetiers sont ainsi mis sur pied et d’immenses battues sont organisées afin d’anéantir le plus grand nombre possible de meutes. En parallèle, le loup est rangé dans le bestiaire des animaux diaboliques, où il rejoint l’ours, le corbeau, le bouc ou le crapaud. Lâche, cruel et rusé, à l’image du maître des enfers, le loup ne peut cependant rien face à la foi comme en attestent de nombreux récits mettant en scène un saint parvenant à dominer la fureur meurtrière de l’animal.Â
La plus célèbre histoire de l’époque se déroule dans la ville de Gubbio, en Ombrie, où un loup insatiable terrorisait la ville jusqu’à ce que saint François d’Assise intervienne pour sermonner l’animal et lui faire promettre de ne plus attaquer personne si les habitants s’engageaient à le nourrir. Un pacte qui est respecté par les deux parties, le fauve autrefois honni devenant ainsi la mascotte de la cité.
L’autre grand ressort qui permet d’atténuer la peur du loup consiste à le tourner en ridicule, à le bafouer ou à l’humilier. À cet égard, c’est sans doute le Roman de Renart qui fait figure de mètre étalon. Dans cet ensemble de poèmes composés entre le XIIe et le XIIIe siècle, le loup Ysengrin, aussi borné que brutal, et son épouse Hersent, à la fois volage, lubrique et impudique, sont les victimes favorites des tours que leur joue l’habile et inspiré Renart.Â
«Ce texte n’est pas uniquement un exutoire, précise Michel Pastoureau. Il témoigne aussi du fait qu’à ce moment-là , la peur du loup est moins forte dans les campagnes qu’aux alentours de l’an mille, notamment grâce au retour d’une certaine prospérité économique.»Â
Des loups dans Paris Elle reviendra de plus belle à l’aube des temps modernes, lorsque se conjuguent dégradation du climat, retour des grandes épidémies et guerres dévastatrices. Si bien que dès la première partie du XVe siècle, des loups affamés rôdent à nouveau aux abords des villages. Ils entrent même dans Paris en 1421, en 1423 et en 1438.Â
La terreur qu’ils inspirent est d’autant plus vive que jusqu’à l’invention du vaccin antirabique par Pasteur en 1885, les victimes ne sont plus seulement des chèvres ou des brebis, comme à l’époque antique, mais des enfants ou des adultes. Un fait confirmé par tous les documents d’archives, tous les registres paroissiaux et toutes les chroniques et notamment celle de l’affaire de la bête du Gévaudan, responsable, à elle seule, de près de 250 attaques en trois ans pour un total de 100 à 130 morts et de 70 blessés.Â
Pour l’Inquisition, c’est pour ainsi dire du pain bénit. Une créature aussi monstrueuse ne peut en effet être que l’instrument du diable et le complice des sorcières qui en font leur monture pour se rendre au sabbat. Tout comme son compère le loup-garou, d’ailleurs, qui devient dès lors omniprésent dans les sermons des curés et des pasteurs.Â
Ciblé par de vastes campagnes d’extermination, le loup n’a pas meilleure presse auprès des naturalistes. «Désagréable en tout, la mine basse, l’aspect sauvage, la voix effrayante, l’odeur insupportable, le naturel pervers, les mÅ“urs féroces, il est odieux, nuisible de son vivant, inutile après sa mort», écrit ainsi Buffon dans son Histoire naturelle.Â
Attestée jusqu’au début du XXe siècle même dans les régions où l’animal n’est plus présent depuis longtemps, la peur du loup engendre son lot de croyances et de superstitions en tout genre.Â
On dit ainsi qu’il vaut mieux le rencontrer le matin – ce qui ne provoque qu’une extinction de voix – que le soir – ce qui paralyse tout le corps et rend particulièrement vulnérable. On prétend également qu’il est plus dangereux en hiver que durant l’été, ce qui n’est pas dénué d’une certaine logique, ou qu’il est amoureux de la lune, laquelle lui aurait volé son ombre.
Faute de mieux, les bergers tentent de s’en protéger au moyen de diverses amulettes (poil, queue, dent ou griffe de loup), de talismans, de charmes, de conjurations et autres prières magiques, tandis que les villageois accrochent à leur maison tête et pattes de loup afin d’éloigner les voleurs, les sorcières et les démons.
Quant à son sperme, son urine, son sang, sa verge ou sa queue, ils servent à fabriquer différents remèdes, onguents ou breuvages qui procurent aux hommes une grande vigueur sexuelle et rendent fécondes les femmes les plus stériles.
Renversement des valeurs Plus que de rendre caduques ces pratiques, l’éradication de la rage et la quasi-disparition de la population lupine dans la majeure partie des territoires européens entraînent un étonnant renversement de valeurs. Sous la plume d’auteurs tels que Kipling (Le Livre de la jungle) ou Jack London (Croc-Blanc, L’Appel de la forêt), on voit émerger dans la littérature pour enfants des loups bienveillants, braves et courageux, capables de vivre en bonne compagnie avec l’espèce humaine. Le Grand Méchant Loup et les trois petits cochons fait place à l’histoire des Trois petits loups et du méchant cochon.
«´¡³ÜÂá´Ç³Ü°ù»å’h³Ü¾±, note Michel Pastoureau, le loup et la baleine sont devenus les vedettes incontestées des livres pour enfants. Soit deux animaux autrefois terrifiants, qui sont désormais érigés en symboles de la planète à sauver. »
Cette réhabilitation récente ne signifie pas pour autant que la cause du loup est entendue. Car si la bête ne fait plus vraiment peur, sa réintroduction nourrit de vives polémiques entre deux camps dont les positions semblent irréconciliables et qui, tous deux, font fausse route selon Michel Pastoureau: «D’un côté, on trouve les bergers qui reprochent au loup de manger des brebis, alors même que c’est dans sa nature depuis toujours. Et de l’autre, il y a les défenseurs de la nature qui revendiquent son droit de vivre à l’état sauvage – ce qui est tout à fait légitime – en contestant le fait que le loup est un mangeur d’hommes. Ce qui m’inquiète dans tout cela, c’est qu’on semble ne plus comprendre que le passé est le passé. Les campagnes de 2025 ne sont pas les mêmes que celles du XVIIe ou du XVIIIe siècle et les loups d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes que les loups d’autrefois.»Â