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Le «Colosse de Rhodes», ultime «°ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ»

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Un récent ouvrage débarrasse la plus grande statue de l’Antiquité de tous ses mythes et tente d’en dresser le tableau fidèle à partir des informations éparses qui nous sont parvenues.

Le Colosse de Rhodes n’est pas celui que vous croyez. La célèbre statue géante de bronze représentait certes le dieu du soleil Hélios mais elle n’enjambait pas l’entrée du port de Rhodes. Elle ne se trouvait même pas au bord de l’eau mais plutôt sur une hauteur, proche du centre de la cité grecque – peut-être bien là où se dresse aujourd’hui le Palais des grands maîtres de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Elle avait aussi les bras le long du corps, dans une posture évoquant l’immobilisme, contrairement aux innombrables reproductions fictionnelles qu’a connues cette Merveille du monde antique. Enfin, avant que le monument ne soit achevé en 283 puis ne s’écroule dans un tremblement de terre en 227 avant notre ère, rien dans le vieux mot grec °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ ne désignait la grandeur ou le gigantisme.
C’est ce qu’on apprend dans The Colossus of Rhodes. Archaeology of a Lost Wonder, de Nathan Badoud, chargé de cours au sein du Laboratoire d’archéologie africaine et anthropologie (Faculté des sciences) et archéologue cantonal de Genève. Ce livre, qui vient de paraître aux Presses universitaires d’Oxford, enlève un à un tous les mythes qui ont habillé la célèbre statue au cours des siècles et tente de reconstituer, à partir de faits documentés, son apparence, sa localisation, sa technique de fabrication et, surtout, sa raison d’être. Il invite également à découvrir le monde culturel et mental des Doriens de l’Antiquité, c’est-à-dire les Hellènes peuplant la partie sud de la Grèce, du Péloponnèse à Rhodes.
«Relativement mal connue, Rhodes était la plus importante des cités libres de la période hellénistique, qui court entre la mort d’Alexandre le Grand en 323 et l’avènement de l’empereur Auguste en 31 avant notre ère», explique Nathan Badoud, qui a été professeur durant six ans à l’±«²Ô¾±±¹±ð°ù²õ¾±³Ùé de Fribourg avant de venir à Genève. «Je m’y suis intéressé très tôt. Et, fatalement, mes travaux ont croisé le Colosse.»
Une rencontre qui commence avec des timbres amphoriques. Ces marques sont apposées sur les amphores par l’administration rhodienne à des fins de taxation. Une petite série de ces timbres attire l’attention du jeune chercheur de 22 ans, qui rédige alors son mémoire de licence. Elle est connue depuis longtemps et porte un emblème interprété jusqu’alors comme un «symbole d’Hélios». Mais l’œil attentif de Nathan Badoud y décèle autre chose. Ce qu’il voit là, il en est convaincu, c’est un °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ.
°­´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ? Késako? Venu du fond des âges, la racine indo-européenne de ce mot grec, qui a aussi donné colline, signifie quelque chose qui se tient debout, dressé. Avant la construction du Colosse de Rhodes, ce terme n’apparaît que dans de très rares textes, en particulier des inscriptions sur pierre. De l’analyse de ces documents, Nathan Badoud déduit trois critères permettant de le définir plus précisément: il est d’origine dorienne; il représente un être immobile; la fonction de celui-ci consiste à enfermer en son sein un dieu ou un mortel. °­´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ désigne donc une statue magique.
Un texte sur une stèle découverte à Cyrène, en Libye, raconte comment, au VIIe siècle avant notre ère, les habitants de l’île dorienne de Théra (l’actuelle Santorin) décident, par manque de ressources, de se séparer d’une partie de leur population et de l’envoyer fonder une colonie de l’autre côté de la Méditerranée, à Cyrène, précisément. Pour prévenir les défections face à cette expédition périlleuse, ils façonnent des °ì´Ç±ô´Ç²õ²õ´Çï en cire représentant les hommes et les femmes de la communauté. Réunis autour d’un feu, ils y jettent alors les statuettes, condamnant ainsi les colons qui enfreindraient leur serment de fonder une nouvelle cité à se liquéfier, eux, leurs enfants et leurs biens, à la manière des effigies.

SOS fantômes Une autre inscription découverte à Cyrène explicite la marche à suivre permettant de neutraliser un revenant qui demanderait à être accueilli dans son foyer. Si cela devait se produire, il conviendrait de fabriquer un °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ, de lui servir à manger et d’emporter ensuite la statue dans une forêt sauvage pour la planter dans la terre avec le repas. Il existe d’autres sources textuelles évoquant les °ì´Ç±ô´Ç²õ²õ´Çï (Hérodote, Eschyle…), mais elles sont en général plus allusives. 
Et puis, il y a les timbres amphoriques de Rhodes (voir ci-contre). Ceux-ci représentent quelque chose qui ressemble à un astre avec des rayons, symbolisant sans doute le dieu Hélios. Mais ce motif est systématiquement fixé sur un mât ou un support planté dans le sol. Pour Nathan Badoud, cet élément incongru n’a de sens que si on le compare à la description d’un °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ. Il signifie en effet l’immobilité de la structure qui renferme le pouvoir du dieu Hélios.
Il se trouve, par ailleurs, que ces timbres sont contemporains du Colosse de Rhodes. Ce dernier serait-il, comme son nom semble fortement l’indiquer, lui aussi un °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ?
«Le concept de °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ a beaucoup intéressé les linguistes, comme Émile Benveniste, et les spécialistes de la religion grecque, comme Jean-Pierre Vernant, note l’archéologue. Mais ceux-ci n’ont jamais su comment le rattacher à la figure du Colosse de Rhodes. Quant aux quelques archéologues qui se sont penchés sur le monument disparu, ils n’ont pas tenu compte du contexte, pourtant fondamental, du type statuaire particulier des °ì´Ç±ô´Ç²õ²õ´Çï. En d’autres termes, ces deux champs de recherche se sont mutuellement ignorés. Résultat: la statue la plus célèbre de l’Antiquité est aussi la plus mal connue.»
Les historiens s’accordent à dire que l’érection du Colosse célèbre une victoire militaire importante. Après la mort d’Alexandre le Grand en 323, ses successeurs se disputent en effet son empire et un des points d’accrochage entre Ptolémée 1er, qui règne sur l’Égypte, et Antigone le Borgne, qui domine l’Asie-Mineure, est précisément Rhodes, stratégiquement située. En 305 avant notre ère, la cité dorienne prend le parti du premier, ce qui pousse le second à s’en emparer par la force. L’armée d’Antigone, commandée par son fils Démétrios Poliorcète (l’Assiégeur), engage des tours de siège d’une taille gigantesque et tente par tous les moyens de venir à bout des remparts. Après un an d’assauts aussi violents qu’infructueux, Démétrios doit admettre sa défaite et se retire.
«Le naturaliste romain Pline l’Ancien nous apprend que les Rhodiens décident alors de construire une statue géante pour célébrer cet événement considérable, explique Nathan Badoud. L’explication, donnée quatre siècles après les faits, est restée. Mais c’est oublier un autre texte, qui renseigne directement sur la vocation de la statue et qui en est, lui, contemporain.»

Sur mer et sur terre Il s’agit d’un passage de l’Anthologie palatine, un recueil de poèmes bien souvent gravés sur la base des statues. L’un d’eux n’est autre que la dédicace du Colosse de Rhodes, soit l’inscription par laquelle les Rhodiens ont consacré la statue au dieu Hélios. Le petit texte, composé de huit vers, évoque la victoire des Rhodiens, précise que ce sont des Doriens – par opposition à leurs ennemis macédoniens – et affirme, à deux reprises, que désormais Rhodes «ne règne plus seulement sur la mer mais aussi sur la terre».
On sait que la cité a contrôlé de vastes territoires en Carie, en Asie-Mineure. Mais il était admis jusque-là que ces territoires étaient devenus rhodiens bien avant le siège de 304/5. Sur la base d’arguments à la fois épigraphiques et archéologiques, Nathan Badoud montre qu’en réalité, leur conquête date précisément du moment où les forces d’Antigone se retirent du continent asiatique. Le vide laissé par l’envahisseur donne l’occasion aux Rhodiens de s’emparer des terres faisant face à leur île. Ils décident alors d’accorder la citoyenneté aux habitants de la région, ce qui leur permet de les enrôler immédiatement dans leur flotte de guerre et d’accroître leur force militaire de manière considérable. 
En d’autres termes, pour l’archéologue genevois, le Colosse ne célèbre pas seulement la fin du siège mais aussi, et surtout, le moment où la cité accède au statut d’empire, c’est-à-dire à celui d’une puissance capable de faire valoir ses intérêts face aux grands royaumes qui se partagent le monde hellénistique.
«Pour protéger leur empire nouvellement constitué, les Rhodiens en appellent à Hélios, leur divinité tutélaire, et décident de construire pour cela un authentique °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ, avance-t-il. Le Colosse de Rhodes représente même la forme la plus parfaite du °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ, cette statue venue du fond des âges. Il remplit en effet tous les critères de la définition du type statuaire. Il est dorien, il représente le dieu du Soleil – dont il renferme le pouvoir – et il est dans une position d’immobilité, ce qui, pour une statue en bronze de 70 coudées, soit 34 mètres de haut, est obligatoire.»
Mais pourquoi construire si grand? La justification de sa taille ne doit pas être cherchée dans une simple question de prestige, poursuit le chercheur, mais dans le besoin, une fois de plus, de marquer la naissance d’un empire. Il fallait, dans cette logique, que la statue puisse être vue depuis la mer (l’île de Rhodes) mais aussi depuis la terre, c’est-à-dire le continent asiatique nouvellement soumis. 
«Comme je l’ai vérifié depuis le fort de Loryma, construit par les Rhodiens après le départ de Démétrios, on distingue nettement la ville de Rhodes, à 13 kilomètres de là, précise Nathan Badoud. Un colosse en bronze de 34 mètres devait briller de mille feux en plein soleil.»

Sous le palais, la base Cette hypothèse, appuyée par le fait que la dédicace déclare que la statue «couronne la cité», implique que le Colosse a dû être construit sur une éminence. Il y en a deux dans la ville de Rhodes. L’une correspond à l’acropole mais elle était alors déjà occupée par le sanctuaire d’Athéna et de Zeus. L’autre supporte actuellement le Palais des grands maîtres de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Pour Nathan Badoud, c’est là qu’il faudrait chercher. Les vestiges du piédestal du Colosse et du chantier de construction doivent encore être enfouis sous cette bâtisse construite au XIVe siècle (et reconstruite au XXe, pour servir de palais à Benito Mussolini). Ce qui expliquerait en passant pourquoi on ne les a jamais retrouvés. 
En attendant d’être confirmé, ce scénario contredit l’image d’un monument enjambant l’entrée du port. C’est un mythe issu des traditions locales qui ont interprété des blocs antiques visibles sur chacun des môles du port de guerre antique comme les supports des pieds du Colosse alors qu’il s’agit en réalité des restes de deux tours de défense. La première attestation du mythe est due à un pèlerin ayant fait escale à Rhodes, Nicolas De Martoni, vers la fin du XIVe siècle, qui la raconte dans sa Relation du pèlerinage à Jérusalem. Elle est même «scientifiquement» validée au XIXe siècle lorsqu’elle reçoit le soutien d’une sommité dans le domaine, l’archéologue Charles Newton, auquel on doit la découverte d’une autre Merveille du monde, le Mausolée d’Halicarnasse.
Il est cependant impensable de construire et faire tenir une statue en bronze ayant les jambes ainsi écartées (sans parler de l’inimaginable faute de goût dont les Hellènes se seraient ainsi rendus coupables) avec les techniques de l’époque. En particulier avec celle utilisée par Charès de Lindos, le sculpteur chargé de la construction du Colosse. Sa démarche, totalement inédite à son époque, est d’ailleurs décrite dans un petit traité datant du IVe siècle de notre ère et faussement attribué à l’ingénieur Philon de Byzance. Il en ressort que la statue aurait été construite étage par étage (lire ci-dessus). 
«Personne n’a cru à cette technique, s’étonne Nathan Badoud. Pourtant, pour quelle raison et comment l’auteur aurait-il inventé une solution aussi complexe? Et puis, il est avéré qu’au moins deux autres statues monumentales ont été construites ainsi. Les Bouddhas de Nara et de Kamakura. Certes, c’est au Japon et près de mille ans plus tard. Mais cela prouve que la technique décrite par le pseudo Philon de Byzance est parfaitement réaliste.» 

Une merveille juste à temps Cette technique ne permet en tout cas pas de fantaisies telles que des jambes écartées ou des bras en l’air. Conformément à la tradition du °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ, le Colosse de Rhodes se tenait très certainement aussi immobile que les bouddhas de Nara et de Kamakura. On sait également que la statue était anthropomorphe (des éléments de son anatomie sont signalés par les témoins qui évoquent les débris restés sur place après le séisme de 227). Il était aussi probablement nu.
Ce qui est également sûr, c’est que l’Hélios géant de Rhodes ne ressemblait pas à l’Apollon du Belvédère, l’une des statues les plus célèbres de l’Antiquité grecque. C’est pourtant elle que le peintre néerlandais Maarten van Heemskerck prend comme modèle au XVIe siècle pour représenter le Colosse de Rhodes. Ses gravures font le tour de l’Europe puis du monde, fixant ainsi son apparence pour des siècles à venir, muni d’un arc et parfois d’une torche, des attributs qui n’ont rien à voir avec le dieu du Soleil des Rhodiens.
Une fois effondré, le Colosse ne sera jamais reconstruit car un oracle l’interdira. La statue n’aura survécu que cinquante-six ans. C’est peu, mais juste assez pour être inscrite sur la liste des Sept Merveilles du monde, qui est établie pendant ce laps de temps. Le monument éphémère gagne ainsi une renommée considérable en Grèce et au-delà. Cette célébrité, liée à sa taille et à l’exclusion de tout autre critère, lui survivra. Le mot °ì´Ç±ô´Ç²õ²õó²õ devient définitivement le synonyme de «grande» statue, la plus grande de toutes. Le sens originel du terme, de même que la nature véritable du monument élevé par les Rhodiens, tombe alors dans les oubliettes de l’histoire.

Anton Vos

Une construction par étages

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La statue géante aurait été construite selon la même technique que celle qui a servi, mille ans plus tard, à ériger les bouddhas de Nara (ci-contre) et de Kamakura. Les ouvriers élèvent un premier monticule de terre dans lequel est aménagé un moule pour la partie basse de la statue. On y coule le bronze puis on rehausse le monticule pour fabriquer le deuxième étage et ainsi de suite jusqu’en haut. À la fin, toute la terre et les échafaudages extérieurs sont enlevés, laissant apparaître le personnage en bronze.