C’est en devenant chien que le chat s’est fait l’ami des humains

Adulé dans l’Égypte ancienne et diabolisé sous la chrétienté, le chat est aujourd’hui l’animal de compagnie favori des occidentaux. Un renversement qui s’est opéré par la transformation du matou d’autrefois en «chatchien», comme l’explique l’historien Éric Baratay.
L’an dernier, un couple de Charentais a fait 93 millions de vues sur un réseau social en publiant une vidéo de leur chat traversant une chape de béton frais. Star d’Internet, le chat est aussi l’animal domestique favori des Occidentaux. On en compte ainsi près de 15 millions en France et plus d’un million en Suisse. Cette popularité est cependant assez récente et repose en partie sur l’évolution de l’animal, devenu aujourd’hui ce que l’historien Éric Baratay, qui a donné une conférence sur le sujet lors de la dernière édition du Festival Histoire et Cité, appelle un «chatchien». Explications.
Petit félin amateur de rongeurs et de reptiles, le chat a été domestiqué dès la Haute Antiquité dans deux régions distinctes. La Turquie – d’où il n’a guère essaimé – et l’Égypte, depuis laquelle il est parti à la conquête du monde entier, il y a 3000 à 4000 ans de cela. «C’est de ce chat sauvage africain que sont issus tous nos chats domestiques actuels», confirme Éric Baratay.
Au pays des pharaons, le chat est avant tout adopté pour sa capacité à s’attaquer aux nuisibles: les rongeurs qui pillent sans vergogne les réserves de céréales, mais aussi les serpents qui rôdent dans les champs bordant la vallée du Nil. Ce reptile étant associé aux forces maléfiques du panthéon égyptien, le chat est progressivement assimilé à la déesse Bastet, divinité de la protection, de la maternité, de la fertilité et de la joie, avant d’être intégré au culte de Ré, dieu Soleil de la mythologie égyptienne à qui l’on doit la création de l’Univers.
La dévotion est telle qu’il est interdit de faire sortir l’animal du pays. Une mesure qui ne suffira pas à dissuader marchands et autres soldats d’en embarquer clandestinement quelques spécimens à bord de leur navire pour protéger leur cargaison, permettant ainsi au félin de prendre patte sur le continent européen, via la Grèce, puis Rome.Â
Dans le monde romain cependant, le chat est loin de susciter le même enthousiasme qu’en Égypte. D’abord, parce que son utilité est moindre, belettes et fouines domestiquées faisant déjà office de rempart contre les rongeurs. Ensuite, parce qu’il a la fâcheuse habitude de s’en prendre aux oiseaux, qui constituent les animaux de compagnie favoris des bons citoyens romains. Enfin, parce que ses mÅ“urs débridées et ses amours bruyantes n’en font pas un parangon de vertu. Il n’en faut pas plus pour rapprocher sa femelle de la figure de la prostituée et donner son nom au sexe féminin.Â
«Le chat va dès lors se propager de manière totalement silencieuse, note Éric Baratay. À tel point qu’il y a 20 ou 30 ans, les historiens pensaient qu’il avait disparu entre la fin de l’empire romain et le XIIe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð. Une hypothèse que l’archéozoologie a depuis démentie.»
Si la présence du chat redevient visible après l’an mille, sa réputation ne va pas en s’arrangeant, le félin faisant l’objet d’un processus de diabolisation à l’instar du loup (lire l’article précédent), de la chouette ou du crapaud.
Éric Baratay pointe deux moments clés dans cette amplification de la perception négative du chat. Le premier est relié à la période des hérésies et en particulier à l’hérésie cathare (XIe-XIIIe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð²õ). «L’Église, explique l’historien, établit alors un parallèle entre les termes «cathare» et «catus» (chat en latin), faisant du second l’auxiliaire du premier et donc une créature impure par définition.»
Le second survient lorsque se déchaîne la chasse aux sorcières (XVIe-XVIIe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð) avec l’apparition de nombreux récits dans lesquels les chats officient en tant qu’assistants des sorcières et autres démons, quand ils ne sont pas l’incarnation de Satan lui-même.Â
Animal de mauvais augure, le chat fait désormais peur, en particulier lorsqu’il est noir, couleur traditionnellement associée aux forces démoniaques. Et il va en payer le prix fort. «Selon une croyance très répandue jusqu’au XVIIIe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð, on est alors persuadé que le jour précédant la fête de la Saint-Jean, les chats désertent en masse les villes pour rejoindre leur maître Satan – d’où l’expression ‘il n’y a plus un chat’, explique Éric Baratay. Afin de conjurer cette conspiration diabolique, dans beaucoup de villes, on lance le lendemain de grandes battues destinées à capturer un maximum de chats que l’on brûle ensuite vivants sur la place publique.»
Rangé tout en bas de l’échelle dans les classements des animaux domestiques établis au Moyen Âge, le chat est toléré quand il n’est pas maltraité mais on ne lui parle pas, on ne le nourrit pas et il n’est pas nommé.Â
Une première évolution se dessine toutefois à partir du XIVe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð. Au même titre que le chien, le chat devient alors un animal de compagnie prisé par les membres de l’aristocratie. Mais pas question pour autant d’adopter le premier chat de gouttière venu. Afin de se distinguer socialement, il s’agit de posséder un animal exceptionnel, raison pour laquelle se développe l’importation de spécimens exotiques, au premier rang desquels figurent les angoras blancs. Des animaux avec lesquels leur maître s’autorise des relations beaucoup plus proches et qui trouvent désormais leur place sur de nombreux tableaux de famille. Signe que ce changement de statut suit son cours, le premier livre consacré aux chats en Occident est publié en 1727 sous la plume de François-Augustin Paradis de Moncrif.
Comme dans de nombreux autres domaines, la bourgeoisie du XIXe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð va suivre le mouvement, se convertissant à son tour au chat ou au chien de compagnie, sans distinction de race cette fois. L’ampleur du phénomène est d’ailleurs telle que des peintres se spécialisent même dans la production de portraits de ces animaux de compagnie, qui ornent désormais le salon de toute famille un tant soit peu respectable.Â
Le matou ne séduit toutefois pas que le bon bourgeois. La redécouverte des affaires de sorcellerie à la suite de la publication, en 1864, de l’ouvrage de Jules Michelet intitulé La Sorcière, lance en effet une vraie mode du chat – de préférence noir ou tigré – auprès des adeptes du mouvement romantique. Se définissant eux-mêmes comme des individus en marge de la société, défendant farouchement leur indépendance, ces derniers voient dans le félin un miroir de leur condition. Fin, discret et cultivé chez Moncrif, le chat redevient ingrat, solitaire et opportuniste.Â
«Au cours de la première partie du XXe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð, cette version romantique du chat en fait le meilleur ami des artistes, explique Éric Baratay. Colette, Pierre Loti ou Théophile Gauthier le mettent en scène dans leurs écrits ou se font photographier à ses côtés, tandis que le peintre Fujita prend la pose avec lui.»
Le retour en grâce du chat prend une nouvelle tournure entre les années 1950 et 1970 alors que l’animal part à la conquête des classes moyennes en se profilant cette fois-ci comme le concurrent direct du chien. «Les sondages de l’époque montrent que quand on demande aux propriétaires de chat de motiver le choix de leur animal de compagnie, ceux-ci sont nombreux à répondre que leur préférence va au chat parce qu’ils se considèrent eux-mêmes comme des esprits libres et volontiers contestataires, explique Éric Baratay. À l’inverse, ces personnes – qui sont par ailleurs souvent des fonctionnaires – disent ne pas aimer le chien qu’elles jugent trop domestiqué à l’image de leurs maîtres qui sont à leurs yeux les toutous du système, partisans de l’ordre établi et de la toute-puissance du capitalisme.»
Cet antagonisme politisé qui, soit dit en passant, n’est pas partagé par les propriétaires de chien, ne résistera pas à la quatrième et dernière révolution que connaît le statut du chat dans les sociétés occidentales, à savoir l’invention de ce qu’Éric Baratay nomme le «chatchien».Â
Une mutation qui est d’abord celle du nombre. Jusque dans les années 1990, l’Occident compte en effet à peu près 3 fois plus de chiens que de chats, rapport qui s’est aujourd’hui inversé. Cette récente ruée sur le chat repose en partie sur des raisons pratiques: il est plus facile d’avoir un chat qu’un chien lorsqu’on habite en ville, on n’a pas à le sortir pour lui faire faire ses besoins et le chat est jugé plus apte à la vie en appartement que le chien, supposé moins bien supporter la solitude.Â
Mais si le chat est devenu à ce point populaire, c’est aussi parce que les attentes des propriétaires – et, partant de là , le comportement des chats – ont évolué. «On assiste à un mouvement de fond qui est parti des pays anglophones du Pacifique Sud comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande avant de gagner les États-Unis, puis l’Europe et qui consiste à appliquer aux chats le même processus que celui qui a été appliqué aux chiens au cours de la première partie du XXe ²õ¾±Ã¨³¦±ô±ð, explique Éric Baratay. Ce que l’on souhaite désormais, ce sont des chats interactifs, avec lesquels on peut jouer et qui vous suivent partout dans l’appartement, mais aussi dans la rue au bout d’une laisse.»
Des comportements sociables favorisés par la sélection génétique ainsi que par les éleveurs, qui se sont mis à privilégier les individus répondant le mieux à ces nouveaux critères. Avec des conséquences funestes pour les animaux ne présentant pas ces aptitudes, lesquels s’entassent dans les refuges, personne ne souhaitant plus les adopter.Â
Le revers de la médaille, c’est que les «chatchiens», comme l’attestent de nombreux vétérinaires, présentent des signes de plus en plus fréquents d’anxiété lorsqu’ils sont séparés de leur maître. En attendant d’être capables d’aboyer pour faire entendre leur désespoir…