Pisteur de photons uniques

Nommé professeur assistant à la Section de physique, Boris Korzh développe des instruments capables de détecter une seule particule de lumière à la fois. Ces dispositifs sont essentiels à la cryptographie quantique et à un nombre croissant d’applications.
S’il est venu – et mĂŞme revenu – Ă Genève, c’est aussi bien pour la proximitĂ© des montagnes que pour la qualitĂ© de la recherche dans le domaine de la physique quantique. Boris Korzh (prononcer korj) excelle en effet – presque – autant dans la pratique du ski de randonnĂ©e, de la grimpe et de l’alpinisme que dans la dĂ©tection de photons uniques. Mais ce sont en premier lieu ses aptitudes Ă compter les grains de lumière qui lui ont valu d’être dĂ©bauchĂ© du NASA Jet Propulsion Laboratory de Pasadena, en Californie, et d’être nommĂ© en septembre dernier professeur assistant au DĂ©partement de physique appliquĂ©e (FacultĂ© des sciences). Les dĂ©tecteurs qu’il met au point et perfectionne constituent en effet une pièce essentielle dans le puzzle complexe de la communication quantique, et en particulier de la cryptographie quantique, une discipline dans laquelle l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Genève s’est taillĂ© une rĂ©putation mondiale depuis plus de trois dĂ©cennies qu’elle compte bien se donner les moyens de conserver.
Boris Korzh naît en 1989 à Kiev, peu avant la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique. Ses yeux bleus et ses cheveux blonds semblent le faire descendre en ligne directe des Vikings (Varègues) qui ont conquis et développé la ville il y a plus de mille ans. Il passe la première partie de son enfance entre une maison du centre-ville et une datcha dans la banlieue de la capitale ukrainienne. Il vit avec sa mère et ses grands-parents, son père ayant quitté le foyer quand il n’avait qu’un an.
Inventeur prolifique Sa mère a suivi une formation d’institutrice, un métier qu’elle ne pratiquera finalement qu’avec un seul élève: son fils. Boris bénéficiera en effet durant ses années kiéviennes de l’école à la maison et d’un enseignement sur mesure. Son grand-père, lui, est un ingénieur doublé d’un inventeur prolifique – il a notamment participé durant l’ère soviétique au développement des avions de combat Mig. Il remplit le rôle du père absent et parvient, grâce à son enthousiasme, à transmettre à son petit-fils sa passion de la mécanique, de l’électronique et de la physique.
À la maison, on parle russe mais tout le monde comprend l’ukrainien. Kiev est une ville bilingue et chacun s’exprime dans sa langue tout en comprenant celle de l’autre – un peu comme au Palais fédéral à Berne. Et il ne fait aucun doute que l’identité de la famille est ukrainienne.
À la fin des années 1990, cependant, la situation économique du pays devient intenable pour la famille. La grand-mère et deux oncles émigrent au Canada. Boris, lui, accompagne sa mère qui a rencontré un Britannique quelque temps auparavant et qui l’a convaincue de venir s’installer chez lui, au Pays de Galles.
Quant au grand-père, il refuse de quitter Kiev. «Je peux le comprendre, Kiev est une ville magnifique où il fait bon vivre, admet Boris Korzh. J’y ai passé une très belle enfance et j’en garde un souvenir formidable. On peut même aller à la plage sur les rives du Dniepr. Et la vie culturelle y est très riche. Mon grand-père y a vécu heureux. J’y suis retourné une dernière fois il y a huit ans pour son enterrement.»
Royal Air Force Boris a donc 10 ans quand il débarque à Flint, un grand village niché dans un cadre pittoresque au bord de l’estuaire du Dee (Dyfrdwy), flanqué d’un château en ruine et pas loin du bord de mer. Quelques habitudes doivent changer. Dès la rentrée scolaire, il n’est en effet plus question d’enseigner à domicile. Boris doit aller à l’école pour la première fois de sa vie. Mais il est ravi. C’est l’âge de la sociabilisation avec ses camarades. Et, en plus, il est bon élève. Sa mère a fait de l’excellent travail.
Il n’a pas de soucis d’intégration non plus. À 15 ans, il intègre les Royal Air Force Air Cadets, un organisme officiel, un peu comme les scouts, mais en nettement plus martial. Durant trois ans, une bonne partie de ses week-ends et de ses vacances est consacrée à se familiariser avec la vie militaire au service de Sa Majesté. Il apprend à tirer au fusil et à voler sur de petits avions. Cette activité l’amène aussi à participer à des randonnées et, surtout, à s’initier à l’escalade, qu’il affectionne beaucoup.
«À un moment, je me suis posé la question d’une carrière militaire, se souvient Boris Korzh. Mais pour entamer une formation d’officier, il fallait d’abord être titulaire d’une maîtrise universitaire. J’ai donc remis la décision à plus tard.»
À jamais, en réalité, car il découvre peu après ce à quoi ressemblera sa vie. Durant une école d’été dédiée à différents projets en physique, un des enseignants, Ray Davies, excellent communicateur, transmet si bien son savoir et sa passion que Boris comprend qu’il veut devenir physicien.
Le jeune étudiant s’inscrit donc dans cette discipline à l’Imperial College de Londres. Il y passe quatre ans d’études denses, ponctuées de grimpes intensives dans des spots éparpillés dans toute la Grande-Bretagne, des Cornouailles aux Highlands d’Écosse en passant par le nord du Pays de Galles et le Peak District. Car une des premières choses qu’il fait en arrivant à Londres, c’est de s’inscrire dans l’un des 300 clubs de l’université – tous généreusement dotés par l’institution –, le Outdoor Club. Lui et ses camarades réussissent même à se faire financer des projets d’escalade de sommets invaincus (généralement de plus de 5000 mètres d’altitude) en Inde, en Alaska et en Chine, bien que la météo ait empêché l’expédition d’aboutir dans ce dernier pays.
Et quand il ne gravit pas les montagnes, il hante les classes. Il est particulièrement impressionnĂ© par les cours dĂ©livrĂ©s par Terry Rudolph. Ce professeur, qui est un des auteurs d’un thĂ©orème très important en mĂ©canique quantique (celui dit de Pusey–Barrett–Rudolph) lui rĂ©vèle les promesses insoupçonnĂ©es de cette science.Â
Un photon à la fois C’est durant ces années d’études universitaires qu’il découvre la technologie de la détection du photon unique. Il décide d’y consacrer son travail de maîtrise universitaire qu’il réalise en partie à l’Institut Max Planck pour la science de la lumière à Erlangen, en Bavière.
Un tel dispositif, comme son nom l’indique, est capable de détecter des signaux lumineux très faibles, jusqu’à un grain de lumière à la fois. Puisque la quantité d’énergie dans un photon unique est si infime, cela demande un instrument d’une très grande sensibilité, ce qui repousse la technologie aux limites fondamentales de la détection. Les instruments les plus efficaces dans cette tâche reposent sur la supraconductivité.
Le défi dans ce domaine consiste à trouver des solutions théoriques et pratiques pour améliorer la sensibilité de ces détecteurs dans différentes longueurs d’onde, leur capacité à discriminer les photons que l’on veut capter de ceux qui contribuent au bruit de fond, leur résolution spatiale et temporelle, etc.
Ces détecteurs de photons uniques trouvent des applications dans des domaines de plus en plus divers, mais principalement ceux de l’astronomie et de la communication quantique, plus précisément de la cryptographie quantique. Cette dernière désigne une méthode qui exploite les propriétés quantiques contre-intuitives des particules de lumière (les photons) pour produire et distribuer dans des fibres optiques des clés de cryptage qui sont, par nature, parfaitement inviolables.
Il se trouve qu’au moment oĂą Boris Korzh se cherche un sujet et un directeur de thèse, l’un des meilleurs groupes du monde Ă travailler dans le domaine de la cryptographie quantique se trouve Ă l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Genève, dĂ©veloppĂ© dès les annĂ©es 1990 par Nicolas Gisin, aujourd’hui professeur honoraire Ă la FacultĂ© des sciences.
Tenté par cette destination qui le rapprocherait des «vraies» montagnes, Boris Korzh envoie alors une demande au Groupe de physique appliquée. Il reçoit une réponse positive d’Hugo Zbinden, aujourd’hui professeur honoraire à la Faculté des sciences.
L’objectif de sa thèse est le développement d’un détecteur de photons uniques de haute performance appliqué à la communication quantique. Son travail contribue notamment à battre le record de distance de l’époque pour la distribution d’une clé quantique dans une fibre optique et de fixer la marque à 307 km, comme le rapporte un article paru en février 2015 dans et dont il est le premier auteur.
Une fois son doctorat en poche en 2016, il décroche une place de postdoc à la NASA, l’agence spatiale américaine, et plus précisément au Jet Propulsion Laboratory (JPL) de Pasadena, en Californie, haut lieu de l’histoire de l’exploration du Système solaire. Il y poursuit sa quête inlassable pour le perfectionnement du détecteur de photons uniques dont il devient petit à petit un spécialiste mondial. À la fin de son séjour postdoctoral, il obtient un poste fixe au JPL.
Communication laser Il travaille alors sur la communication dans l’espace à l’aide de faisceaux laser, ce qui permettrait d’augmenter la quantité de données transmises par seconde par rapport aux capacités des ondes radio actuellement utilisées. Le problème, c’est qu’une impulsion laser émise depuis un satellite, par exemple, compte certes des milliards de photons au départ mais se réduit à une poignée de particules à l’arrivée sur Terre.
«Avec mon Ă©quipe, nous avons rĂ©ussi Ă mettre au point un dĂ©tecteur qui, pour la première fois l’annĂ©e dernière, a rendu possible la transmission par laser d’une vidĂ©o haute dĂ©finition entre un satellite et la Terre, explique Boris Korzh. Le signal a Ă©tĂ© envoyĂ© depuis la sonde spatiale PsychĂ©, voyageant actuellement entre Mars et Jupiter, et dĂ©tectĂ© sur Terre. Il a donc parcouru une distance de quelque 30 millions de kilomètres.»Â
La vidéo, qui montre le chat Taters courant après le point rouge d’un pointeur laser, est disponible sur YouTube.
Un autre de ses accomplissements est le développement d’un détecteur capable de capter un photon unique avec une résolution temporelle de 3 picosecondes, c’est-à -dire 3 millièmes de milliardième de seconde (un laps de temps durant lequel la lumière dans le vide parcourt un millimètre). Un tel détecteur peut donc augmenter la vitesse de transmission de l’information par faisceau laser et être utilisé dans l’imagerie laser haute définition en 3D à l’aide de la technologie du Lidar (télédétection par laser). L’article paru le 2 mars 2020 dans la revue dans lequel il a rapporté cette avancée lui a valu le Edward Stone Award for Outstanding Research Publication en 2022.
Retour à Genève «Ma période américaine était très productive, note Boris Korzh. Je menais de nombreux projets là -bas, en collaboration avec l’Institut de technologie du Massachusetts, le National Institute of Standards and Technology à Boulder, et l’Institut de technologie de Californie. Les deux premiers et le JPL étant, dans le monde, les organismes qui ont le plus fait avancer la technologie des détecteurs de photons uniques.»
Mais ces conditions de travail idĂ©ales n’ont pas rĂ©sistĂ© au pouvoir d’attraction de l’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Genève. Quand un poste de professeur assistant s’ouvre dans le Groupe de technologie quantique du DĂ©partement de physique appliquĂ©e (FacultĂ© des sciences), Boris Korzh saute sur l’occasion. Sa candidature est acceptĂ©e, son mandat dĂ©bute en septembre 2024.
«L’±«˛Ôľ±±ą±đ°ů˛őľ±łŮĂ© de Genève est un lieu idĂ©al pour mener des recherches, estime Boris Korzh. Il existe un excellent rĂ©seau scientifique qui connecte des domaines très variĂ©s. L’une des idĂ©es qui me tient Ă cĹ“ur consiste Ă trouver une application pour les dĂ©tecteurs de photons uniques dans l’imagerie mĂ©dicale. Il se trouve que notre dĂ©partement compte dĂ©jĂ des groupes actifs en biophysique. Pour les applications en astronomie, je peux faire appel Ă mes collègues du DĂ©partement d’astronomie. En physique des hautes Ă©nergies, nous avons non seulement les compĂ©tences chez nous mais aussi au CERN qui est quand mĂŞme le plus grand laboratoire de recherche sur la physique des particules du monde et qui se trouve juste Ă cĂ´tĂ©.»
Et, en plus de compter les grains de lumière, celui qui a dĂ©jĂ Ă son palmarès la Haute Route Chamonix-Zermatt et la Patrouille des glaciers pourra continuer Ă arpenter les cimes alpines.Â
Anton Vos