En Guinée, sur les traces d’Ansar Dine

Omniprésente au Mali et en Côte d’Ivoire, l’association musulmane réformiste fondée par Chérif Ousmane Madani est beaucoup plus discrète dans la Guinée voisine. André Chappatte s’est efforcé de comprendre pourquoi.
Dans quelle mesure le développement des formes modernes d’organisation – et plus particulièrement de la bureaucratie –, se répercute-t-il sur la pratique religieuse dans les régions rurales de l’Afrique de l’Ouest? La question est au centre du projet Cecirwa (The contemporary expansion of corporate Islam in rural West Africa), une vaste enquête ethnographique menée entre avril 2020 et avril 2025 dans quatre pays de la région, avec le soutien d’un subside Eccellenza du Fonds national suisse de la recherche scientifique.
«Toute association musulmane un tant soit peu influente aujourd’hui doit composer avec un certain nombre d’éléments administratifs qui n’ont rien à voir avec le Coran, précise André Chappatte, professeur assistant au Global Studies Institute (GSI) et responsable du projet. Il faut demander des autorisations aux autorités, fournir des cartes d’adhésion aux membres, se doter d’un trésorier, d’un président ou d’un secrétaire général. Autant de choses qui appartiennent plus à la culture d’entreprise qu’à la culture religieuse. Notre objectif est de mettre en lumière comment le vécu religieux, les pratiques quotidiennes et les aspirations des membres de ces associations sont influencés par ces transformations organisationnelles somme toute assez récentes, et réciproquement.»
Quatre pays sont concernés par le projet. En Côte d’Ivoire, l’équipe pilotée par Bourahima Diomandé, postdoctorant au Global Studies Institute (GSI), a jeté son dévolu sur la région de l’Indénié-Djuablin. Situé à la frontière est du pays, ce territoire constitue en effet le bastion historique local de l’Ahmadiyya, un mouvement fondé au Penjab, en Inde, à la fin du XIXe siècle, qui compte aujourd’hui entre 10 et 20 millions de membres dans 190 pays.
Au Nigeria, Salomé Okoekpen, doctorante en sociologie (Faculté des sciences de la société), enquête sur l’engagement féminin musulman au sein de la Federation of Muslim Women Association in Nigeria (Fomwan) dans l’État d’Oyo, au sud-ouest du pays. Doctorant en sociologie, Bassirou Gaye explore, quant à lui, les politiques d’administration de la Jama’atou Ibadou Rahmane, une des principales organisations sunnites du Sénégal, dans la région de Tambacounda, un vaste territoire situé à l’extrême est du pays.
Enfin, André Chappatte a choisi de se pencher sur le déploiement d’Ansar Dine en Guinée. Fondée en 1993 par le prédicateur malien Chérif Ousmane Madani Haïdara, Ansar Dine est un mouvement réformiste actuellement présent dans une quarantaine de pays (dont la France et la Belgique) et particulièrement influent au sein de la diaspora mandingue, un des principaux groupes linguistiques d’Afrique de l’Ouest. Le chercheur fribourgeois s’y intéresse depuis 2010 et a consacré plusieurs articles à ses activités au sud du Mali. Il a aussi côtoyé les branches de ce mouvement également établi au nord de la Côte d’Ivoire. Mais il était cependant loin de se douter à quel point la Guinée allait s’avérer un terrain particulièrement miné.Â
«Avant de me rendre sur place, j’avais fait part de mon intention de mener des recherches en Guinée à un ami qui est prêcheur au sein d’Ansar Dine dans la ville d’Odienné, au nord-ouest de la Côte d’Ivoire, restitue André Chappatte. Il m’a fourni le numéro de téléphone d’un membre du mouvement susceptible de me mettre en contact avec la section basée dans la ville de Kankan, qui était ma première destination. Il m’a également prévenu que mon projet serait difficile à mener à bien. Sur le moment, je ne l’ai pas vraiment pris au série ux, mais il s’est vite avéré qu’il n’avait pas complètement tort.»
Arrivé sur place en février 2022, soit en pleine saison chaude, André Chappatte doit en premier lieu affronter des conditions climatiques assez extrêmes. Le thermomètre dépasse en effet quotidiennement les 38° et ne descend guère au-dessous de 30° la nuit. Qui plus est, l’électricité n’étant disponible que durant la nuit, il faut faire sans la climatisation et, la plupart du temps, sans possibilité de trouver une boisson fraîche durant la journée.
L’accueil par la section locale d’Ansar Dine est, quant à lui, poli mais plutôt frais. Les membres qu’il rencontre se montrent courtois, mais le chercheur sent bien que l’homme blanc n’est pas en odeur de sainteté en Haute-Guinée. «L’image des Occidentaux s’est considérablement dégradée dans le Sahel et la savane ouest-africaine au cours des quinze dernières années, confirme l’anthropologue. Dans le discours populaire local, l’homme blanc est même parfois accusé de soutenir le terrorisme, une thèse professée notamment par le gouvernement malien. Cependant, hormis avec quelques jeunes qui manifestaient leur soutien à Vladimir Poutine de manière un peu provocatrice, je n’ai pas connu de problèmes particuliers en termes de sécurité.»
Ce qui frappe surtout d’emblée André Chappatte, c’est la discrétion dont fait preuve Ansar Dine dans l’espace public, alors même que Kankan abrite le siège national de l’association. Tandis que dans les pays voisins, la présence du mouvement s’affiche à grand renfort de pancartes et d’affiches géantes, aucun signe distinctif n’est visible depuis la rue ni sur les murs du bâtiment qui abrite son Q. G.
«De fil en aiguille, j’ai fini par comprendre que si Ansar Dine faisait profil bas en Guinée, c’était parce que le mouvement avait eu maille à partir avec les autorités, explique le chercheur. Entre 2012 et 2017, un groupe terroriste s’étant donné le même nom – qui signifie «pilier de la religion» – a commis un certain nombre d’exactions au centre et au nord du Mali. À la suite de cela, les autorités ont fait pression sur l’association Ansar Dine historique afin qu’elle change d’appellation, ce que ses responsables ont refusé de faire. L’État a alors décidé de supprimer l’agrément national permettant aux membres du mouvement de prêcher librement dans l’espace public. Cela signifie que l’organisation de chaque prêche public requiert désormais l’aval des autorités musulmanes locales. Or, dans la plupart des cas, cette autorité se trouve dans les mains des chefs religieux traditionnels qui ne voient pas forcément d’un bon œil le développement d’un concurrent potentiel.»
Dans un tel contexte, pas question pour les responsables d’Ansar Dine de prendre la moindre initiative susceptible de se retourner contre eux. Ils font donc comprendre à André Chappatte que sa présence lors de la prochaine réunion trimestrielle des six sections que compte l’organisation dans le pays n’est pas souhaitée.
Surpris, André Chappatte n’entend pas pour autant renoncer si facilement, convaincu qu’il est que le terrain se construit aussi par ses difficultés, notamment en rendant visibles certaines barrières sociales. Et ce, d’autant qu’une occasion de rebondir se présente bientôt. À titre privé, un responsable de l’association lui propose en effet de l’accompagner dans son village pour assister au mariage de sa nièce, ce qui lui permettra d’entrer en contact avec d’autres membres d’Ansar Dine d’une section rurale.
Le chercheur ne se fait pas prier, même si le voyage ne s’annonce pas comme une partie de plaisir. Au programme: sept heures à manger de la poussière sur une piste en latérite à califourchon sur le siège arrière d’une moto. «On portait un casque et une grosse veste, si bien qu’à chaque arrêt, j’avais littéralement l’impression d’étouffer, rembobine l’intéressé. Mais ma plus grande crainte, c’était de tomber malade en arrivant, parce que la première route goudronnée se trouve à une centaine de kilomètres. Heureusement, malgré la fatigue, mon organisme a tenu le choc.»
Dans ce petit village du Wassoulou guinéen situé non loin de la frontière malienne, dont André Chappatte préfère taire le nom afin de protéger ses interlocuteurs, l’horizon du chercheur s’élargit quelque peu. La parentèle de son hôte compte en effet quelques membres d’Ansar Dine, dont le président de la section locale, qui se montrent plus ouverts au dialogue que leurs homologues citadins. L’anthropologue parvient également à établir une relation privilégiée avec un paysan du cru qui partage son temps entre ses activités de cultivateur et la fonction de prêcheur. Son histoire illustre bien le poids des liens familiaux ainsi que la capacité des autorités religieuses traditionnelles à bloquer toute transformation religieuse non souhaitable à leurs yeux.
«Cet homme était marié à la fille de l’imam local, restitue André Chappatte. Au fil du temps, ses prêches l’ont rendu assez populaire, notamment auprès des jeunes dont un certain nombre ont alors rejoint Ansar Dine. Avec l’appui de quelques membres, Ansar Dine venus du Mali voisin, il a alors entrepris de mettre sur pied un comité local de l’association. Mais l’imam a pris ombrage de son influence croissante et, avec l’appui du conseil des aînés du village, il lui a retiré l’autorisation de prêcher. Le paysan a tenté de plaider sa cause auprès des autorités de la sous-préfecture, puis de la préfecture, sans obtenir gain de cause. Finalement, le bureau national d’Ansar Dine, grâce à ses contacts au niveau des autorités régionales, est parvenu à le rétablir dans ses droits. Mais en représailles, l’imam a repris sa fille…»
Le conflit de générations – le pouvoir bureaucratique dans le domaine religieux se trouvant en règle générale dans les mains des autorités traditionnelles, qui sont souvent des imams d’un certain âge – n’est cependant pas le seul frein à l’extension d’Ansar Dine en Guinée. Comme a pu le constater André Chappatte lors d’un séjour dans le nord-ouest du pays, le mouvement est également traversé par d’importantes dissensions internes.Â
Siguiri est une ville minière située à quatre heures de route de Bamako. Historiquement, la cité a joué le rôle de tête de pont à la pénétration d’Ansar Dine en territoire guinéen et sa préfecture abrite aujourd’hui encore une quarantaine de membres du mouvement. Et il se trouve que l’un d’entre eux, carrossier à l’état civil, était le colocataire d’André Chappatte en 2010 lorsque ce dernier couvrait les célébrations liées à la naissance du prophète données par Chérif Ousmane Madani Haïdara à Bamako. «Il avait conservé une photographie sur laquelle nous étions tous les deux et, à plus de dix ans d’écart, il m’a reconnu, témoigne le chercheur. Nous nous sommes donc retrouvés pour discuter de la situation d’Ansar Dine en Guinée.»
Les informations qu’André Chappatte tire de ces retrouvailles inattendues lui permettent de comprendre qu’à la suite des tensions créées par l’apparition de l’organisation homonyme terroriste, un des prêcheurs les plus populaires d’Ansar Dine a décidé de faire sécession et de fonder son propre mouvement à Siguiri, entraînant à sa suite plusieurs centaines de sympathisants. Depuis, le mouvement s’efforce de se reconstruire depuis Kankan, mais sous la houlette de ressortissants maliens, ce qui a engendré des tensions avec les anciens Ansar guinéens.
Confronté à ce qui s’apparente à un véritable sac de nœuds, dans lequel s’entremêlent régulation étatique, poids de la tradition, enjeux religieux et rivalités internes, André Chappatte ne s’est pourtant pas résolu à jeter l’éponge. Le financement du projet Eccellenza arrivant à son terme au printemps, il a décidé de s’installer en Guinée, avec un poste universitaire à la clé, pour y poursuivre ses travaux. Avec en ligne de mire la réalisation d’un film documentaire consacré à quelques-uns des prêcheurs d’Ansar Dine avec qui il a réussi à entrer en contact. «C’est un travail qui aura une forte dimension biographique et qui permettra de mieux comprendre la trajectoire de vie de ces personnes, leur rapport avec le mouvement et la manière dont cet engagement se conjugue avec leurs aspirations personnelles. Parce que construire un terrain, c’est d’abord et surtout faire des rencontres humaines.»
Vincent Monnet